Danse emblématique de l’évolution contemporaine du bal folk, la mazurka a connu un tel succès auprès des danseurs et des musiciens, qu’elle donne aujourd’hui son nom, en Italie, aux événements improvisés, hors les murs des salles de danses : les danseurs, via les réseaux sociaux, se donnent rendez-vous pour une « mazurka clandestine ». La mazurka n’est pas la seule danse à avoir connu une évolution, et un enrichissement remarquable, c’est aussi le cas de la scottish et des valses asymétriques, mais elle est devenue l’emblème d’un renouveau des formes d’inspirations traditionnelles.
À l’inverse, d’autres danses, qui étaient plus ancrées dans un territoire, et dont les particularités locales faisaient la richesse, ont plutôt été l’objet d’une standardisation, et d’un affadissement : c’est le cas de presque toutes les danses traditionnelles, régionales, exportées dans le répertoire commun des bals européens.
L’évolution de la mazurka reste donc remarquable en ce qu’elle présente une complexification, une valorisation, et donc un processus de personnalisation.
Initiée par Pierre Corbefin, alors directeur du Conservatoire Occitan, cette évolution a été, dans le dernier quart du vingtième siècle, le produit de multiples échanges entre danseurs et musiciens. Inspirés par la forme dite de Saint Matan, transmise par Pierre Corbefin, par le type de relation qu’il instaurait avec ceux à qui il transmettait des manières de danser, des danseurs ont explorés de nouvelles manières de danser, incitant des musiciens à les suivre, ou leur répondre.
Dans les premières années 2000, une autre dynamique a pris le relai. À force de jouer pour les danseurs, particulièrement hors du cadre strict des bals, au long des nuits, ou des sessions, des musiciens ont commencé à pratiquer de nouvelles formes musicales, des variantes de style, de tempo, ou même de structure, jouant ainsi avec les danseurs, invités à infléchir leur pratique en dialogue avec les musiques.
De nouvelles métamorphoses de la mazurka – et d’autres danses du bal folk – ont alors cherché à prendre pied dans le bal.
Apparition (ou ré-apparition?) des mazurkas asymétriques
Voici d’abord un témoignage, pour illustrer la fécondité de ce mouvement d’inspiration traditionnelle, et le type de voie qu’il emprunte, dans les bals, et en marge des bals.
Le cycle de la mazurka est de douze temps. Il peut se noter ainsi :
Cycle de 12 temps de la mazurka : [Ma–zur–ka–1–2–3 | ma–zur–ka–1–2–3]
Par convention chaque syllabe désigne un pas et un changement de poids du corps, sauf la syllabe « ka » de « mazurka » où les danseurs font une suspension, ou une surrection, un pied en l’air, laissant deux temps le poids du corps du même côté.
La mazurka étant ma forme favorite, tant à jouer qu’à danser, j’ai pris l’habitude d’y revenir et de la faire varier, chaque jour, entre deux autres formes. Sa plasticité, qui la fait être tour à tour, lente ou plus vive, douce ou marquée, la possibilité de jouer avec la pulsation, de la ralentir légèrement, ou de l’accélérer, ou même, parfois, de la suspendre un instant, dans une complicité entre musiciens et danseurs, me semble en faire non une forme parmi les autres, mais la matrice d’une multiplicité de manières de jouer et de danser. Lorsque j’ai découvert le plaisir de jouer et danser les valses à cinq et onze temps, telles qu’elles se pratiquaient dans l’est de la France, et telles qu’elles commençaient à être jouées un peu partout dans les bals, cela est venu s’ajouter – et non remplacer – au plaisir de jouer les mazurkas.
Découvrir le plaisir de jouer et de danser, passe par l’intégration des cycles, par une imprégnation grâce à laquelle il devient superflu de compter. Il est alors arrivé que, venant de jouer pendant une heure ou deux des valses à onze temps, sans réfléchir, parfois en retombant malgré moi dans le cycle des valses à cinq temps, ou dans celui des valses à huit temps, puis revenant au onze, pour l’oublier et m’y immerger, improvisant autour d’une suite d’accords ou autour d’une mélodie, j’ai laissé la valse à onze temps pour respirer à nouveau l’air d’une mazurka.
Je sortais donc d’un moment d’apprentissage – il s’agit bien d’un apprentissage, même si, de fait, je n’apprenais aucun nouveau thème, et me bornais à intérioriser un cycle –, je me suis mis à improviser une mazurka, comme je le faisais presque chaque jour. Cette fois, après un moment, j’ai remarqué que je tenais une mélodie, simple facile à mémoriser, porteuse pour la danse, mais qui, bien que sonnant comme une mazurka, n’était pas dans le cycle de la mazurka.
Mazurka à 11 temps
Ayant passé une partie de l’après-midi à jouer sans le contrôle de la réflexion, sans compter, il m’a fallu un bon moment pour réaliser que j’étais en train de jouer une mazurka sur un cycle de onze temps.
J’ai immédiatement ressenti qu’il y avait eu là, dans mon jeu, un processus d’inspiration traditionnelle.
À ma connaissance personne ne jouait ni ne dansait de mazurka asymétrique. Cela signifiait-t-il que j’avais inventé une forme nouvelle ? Je n’avais pas ce sentiment. Il me semblait beaucoup plus probable – et plus conforme à ce que j’éprouvais -, que la dérive, qui m’avait fait intuitivement passer de la valse à onze temps à la mazurka à onze temps, était un accident ordinaire, inhérent au jeu et à la danse de type traditionnel, pratiqués par imprégnation, sans analyse. Même si je n’en connaissais pas d’autre exemple, et même si aucun écho n’en subsistait, il semble naturel que, dans une communauté où se jouent et dansent des formes de valses asymétriques et des mazurkas, les unes et les autres se soient influencées, et aient fait des hybrides, quitte à ce que ceux-ci, aussitôt identifiés, soient oubliés, dans un éclat de rire.
Je ne pouvais évidemment pas prouver que je n’avais fait que retrouver, sous mes doigts, une forme déjà jouée, et que j’avais ainsi renoué avec un mode de jeu intuitif, propre aux manières traditionnelles, mais je pouvais la proposer aux danseurs, et voir si cela leur parlait, si cela portait la mazurka dans une nouvelle direction.
Il se trouve qu’à la même époque, les danseurs pratiquaient des variantes subtiles, maintenant le poids du corps un temps supplémentaire d’un côté, afin de reprendre le cycle à contre-pied. Cette variante de danse peut se noter : [Ma–zur–ka–1–2–3 | ma–zur–ka–1–&–2]. Dans cette notation ce ne sont plus seulement les syllabes « ka » qui indiquent une suspension et le maintien du poids du corps du même côté, mais aussi la syllabe « & ».
La forme musicale à onze temps, supprimait le « & » et systématisait l’asymétrie pour les danseurs. Est-ce pour cette raison, parce que la musique reproduisait l’asymétrie que certains danseurs avaient imprimés à leur « mazurka », ou est-ce parce que cette forme à onze temps, faisait écho à la valse à onze temps, que de plus en plus de danseurs aimaient danser ? En tout cas, plusieurs danseurs ont immédiatement répondu favorablement à l’annonce d’une mazurka à onze temps. Si bien, qu’au lieu d’oublier cette improvisation venue d’un moment de contamination, je l’ai mémorisée, et continue encore d’en jouer, avec différents thèmes.
Mazurka à 13 temps
Une autre variante musicale de mazurka m’est venue, d’une toute autre façon. Je jouais une mazurka, tout en regardant les pieds des danseurs. Un couple effectua, juste devant moi, cette même variante qui donnait à leur danse une asymétrie. Ils remplacèrent le dernier [ 1 – 2 – 3 ] en [ 1 – & – 2 ], puis recommencèrent au cycle suivant. J’ai alors vu ce que cela pourrait donner si la musique permettait de répéter deux fois de suite cette suspension : [ 1 – & – 2 – & ].
Le lendemain, avant un autre bal, j’ai demandé à Eros Volpato, danseur et organisateur à Padova, s’il voulait essayer de danser une mazurka asymétrique avec les deux derniers temps doublés. J’aurais pu lui dire qu’il s’agissait d’une mazurka à treize temps, mais ce que j’avais vu en jouant, la sensation que j’avais imaginée pour les danseurs, et que je cherchais à faire passer était celle d’un doublement de la valeur des deux dernières pulsations, et non du remplacement des deux derniers pas par quatre pas. Ce qui pourrait se noter ainsi :
Mazurka sur un cycle de 13 temps : [Ma–zur–ka –1–2–3 | ma–zur–ka–1–&–2–&].
Cette nouvelle forme de mazurka asymétrique m’avait en quelque sorte été donnée par des danseurs, parce que j’étais concentré sur leurs pas, non sur mes propres intentions, ni sur ma pulsation intérieure, mais sur la leur – il va de soi que je choisissais d’observer des danseurs qui, eux-mêmes, se laissaient porter par la musique, sans quoi aucune dynamique n’aurait pu s’instaurer –. Lorsque les danseurs veulent changer de pied et repartir à contre-pied, dans la mazurka, ils doublent la valeur de l’avant-dernier temps, maintenant le poids du corps deux temps du même côté. La mazurka à treize temps suscite deux temps doublés, et incite elle aussi à repartir à contre-pied à chaque changement de cycle.
Mazurkas à 8 temps et à 5 temps
Ces transformations musicales n’étaient pas isolées. J’ai observé, depuis les années 2010, d’autres musiciens et danseurs qui pratiquaient, et enseignaient dans leurs ateliers, des mazurkas asymétriques, non seulement sur des cycles de onze temps, mais aussi sur des cycles de seize temps (mazurka dite « à 8 temps ») ou de vingt temps (mazurka dite « à 5 temps »).
Mazurka sur un cycle de 16 temps : [Ma–zur–ka–1–2–3–4–5 | ma–zur–ka–1–2–3–4–5]
Voici, au piano, un exemple de mazurka asymétrique, sur un cycle de 16 temps :
Sur un cycle de 20 temps : [Ma–zur–ka–1–2 | ma–zur–ka–1–2 | ma–zur–ka–1–2 | 1–2–3–4–5]
Voici, au bandonéon, un exemple dédié à MicheuStef, qui ont imaginé et enseigné cette forme, dans leurs ateliers.