Les métamorphoses de la mazurka : un exemple de « personnalisation«
Y en a dix chez nous, voyez comme ils regardent,
Las d’y faire comme nous, ils n’en sont pas capables,
Mais ne font-ils pas comme nous, en attendant, en espérant,
Ne font-ils pas comme nous, en attendant le point du jour.
Traditionnel, Rond de Saint Vincent
Qu’est-ce que la mazurka? Une forme particulière de danse et de musique, qui connait depuis les années 1990 une évolution remarquable, tant pour sa partie musicale que pour ses manières d’être dansées. Son succès un peu partout en France, puis en Europe, en font un exemple privilégié de transmission et de renouvellement.
Pour ceux qui cherchent à repérer des chemins par lesquels il est possible, à tout âge, de s’aventurer dans des pratiques artistiques, l’évolution de la mazurka donne un exemple de rencontre réussie entre une démarche savante et une vie communautaire d’inspiration traditionnelle. Or un des enjeux de la transmission des formes artistiques, consiste à permettre qu’il y ait un rapprochement entre une démarche analytique, qui induit une progression de type pyramidale, et une pratique vivante dans laquelle se retrouve toute une communauté. La transmission des formes artistiques ne vise pas seulement à apporter des acquis culturels, ni à être un préliminaire en vue d’un éventuel choix ultérieur de spécialisation dans une pratique artistique ; un des buts essentiels de la transmission des formes artistiques est de redonner droit de cité à une vie artistique et culturelle, partagée par toute une communauté.
Tous artistes ? Tous musiciens? Au sens académique ce sera le choix de quelques uns, comme toute autre pratique; mais au sens populaire, oui, il s’agit de retrouver cette pratique qui est un des éléments fondamentaux de la sociabilité. Il n’y a pas d’exemple de communauté qui n’ait su produire des formes remarquables d’art pratiqué par ses membres. Ces formes sont toujours particulières, propres à la communauté, et en nombre limité. Parmi toutes les formes d’expression, la danse, le chant (accompagné ou non d’instruments), occupent une fonction particulière qui, à l’intérieur d’un lieu de vie, manifeste l’unité de la communauté. Ceux qui chantent ensemble, ceux qui dansent ensemble, forment une unité vivante. Ceux qui les écoutent, ou les regardent, sont aussi dans cette bulle, ceux qui chantonnent avec les autres, ceux même qui bavardent, ceux qui passent… tous participent à une expérience sensible de la communauté. A l’inverse là où il n’y a plus de pratique artistique collective, le lien communautaire se relâche, les productions artistiques deviennent des performances qui peuvent émouvoir mais qui perdent une grande partie de leur pouvoir de sociabilisation. C’est pourquoi un des objectifs, que les enseignements artistiques, cherchent à atteindre, est de contribuer à donner à ceux qui sont enseignés, les moyens de vivre, par le biais de pratiques artistiques, des expériences communautaires positives.
Comment est-il possible de recréer des pratiques intuitives particulières dans des structures qui, par nature, sont dédiées à une approche analytique et à l’ouverture sur le plus grand nombre de savoirs? Il est difficile, dans un monde traversé de trop d’informations et d’actualités, de vivre une expérience communautaire qui requiert une longue habitude, une pratique collective qui est à la fois le signe et l’agent de la particularité d’une communauté. Les formateurs qui parviennent à motiver un groupe, le font à force d’expérience. Le succès repose alors sur leurs épaules. Il peut se faire qu’un seul individu puisse coordonner une action de tout un groupe. Dans ce cas on a bien une expérience collective, mais ce n’est pas encore une expérience communautaire. Ce n’est évidemment pas une simple différence de mots, l’expérience communautaire n’est faite que de particularités, de tournures que les individus mémorisent et reprennent comme ils ont appris à parler entre eux. Les musiciens traditionnels jouent non des notes, agencées selon des règles que certains auraient apprises, mais des phrases, ou des formules non analysées, qui racontent une histoire que chacun connait pour l’avoir entendue depuis toujours, ou au moins depuis longtemps. C’est à cette condition qu’on peut recréer un ensemble de particularités communautaires, dans lesquelles tous les membres se retrouvent, et se retrouvent ensemble.
Je souhaite montrer d’une part qu’on ne peut faire l’économie d’une pratique intuitive durable, sans qu’un groupe se disperse dans des pratiques individuelles et perde toute vie communautaire; d’autre part qu’il est illusoire de penser retrouver, par la collecte, l’analyse et la reproduction, des conditions de vie de type traditionnel, et que par conséquent il faut inventer de nouvelles enclaves, de nouveaux lieux situés entre les grandes voies de communication, dans lesquels une vie communautaire particulière peut se développer. Certaines nouvelles enclaves existent déjà. En écoutant ce qui se joue à l’intérieur de ces nouveaux lieux de vie, on peut espérer trouver des suggestions de ce que nous pourrions ici et maintenant mettre en place chez nous. Parmi ces nouveautés, la mazurka fournit un exemple très remarquable d’une dynamique entre des enseignements « savants » et des pratiques « intuitives ». Pourvu qu’on veuille l’écouter, l’histoire de la mazurka nous aide à comprendre comment créer, ici et maintenant, une vie musicale et dansée particulière qui ne se mesurera à rien d’extérieur, mais qui développera en chacun le sentiment de son identité culturelle et le goût pour les formes d’expression de cette identité.
Brève histoire de la mazurka

Autour de la mazurka se cristallise l’histoire d’un renouveau des formes d’inspirations traditionnelles. Elle nous intéresse en ce qu’on pourrait y trouver un remède à une dispersion sociale qui ne cesse de se développer. Encore faut-il ouvrir les yeux sur ce mal, et l’observer là où il se manifeste. En voici les symptômes pour ce qui concerne la musique : disparition presque totale des pratiques collectives régulières, malgré une augmentation des pratiques individuelles, et dans le même temps baisse de l’audience lors des concerts ou manifestations. La pratique musicale locale tombe dans la sphère privée, elle perd sa dimension communautaire. La musique garde sa fonction propre qui consiste à rendre sensible le lien communautaire, à l’occasion de grandes manifestations, pour lesquelles on se déplace, éventuellement d’assez loin, et où l’on ne se réunit entre personnes du même goût que pour le temps de la manifestation. En regard de ce mal social, une issue s’offre aux musiciens dans leur pratique au service de la danse, qui peut contribuer à recréer un tissu communautaire et à faire naître, ici et maintenant, de nouvelles particularités musicales et dansées, de nouvelles manières de vivre ensemble. C’est dans cette perspective qu’on peut interroger une forme nouvelle, comme la mazurka, et aller voir dans ses lieux de vie comment ses métamorphoses ont pu se déclencher et se diversifier.
Origines
La mazurka est originaire de Pologne. Elle tire son nom de la province de la Mazurie, région située au nord-ouest de la Pologne. Dans les années 1830, de nombreux Polonais, chassés et poursuivis de leur territoire à la suite du partage de leur pays entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, émigrent vers l’Europe occidentale. Parmi ces réfugiés se trouve Frédéric Chopin qui s’établit en France et qui, par ses nombreuses compositions, ses interprétations et ses créations de mazurkas, va contribuer à donner à cette danse une grande notoriété.
Dansée autrefois par les paysans, les Polonais déracinés considèrent que la mazurka est une danse caractéristique de leur pays et c’est avec une fierté teintée de nostalgie que ceux qui vivent en France l’apprennent aux Français. Aujourd’hui encore une association d’origine polonaise dont la vocation est de transmettre et faire connaître le patrimoine populaire polonais, choisit le nom de « Mazurka »ii.
D’abord dansée dans les salons, la mazurka se répand dans les différentes régions de France, et prend des formes diverses. Dans le roman de Lampedusa, « Le Guépard », la mazurka est évoquée comme une danse vive, pour les jeunes hommes et les militaires, par opposition à la valse, plus fluide, qui peut être dansée à tous les âges. Les différentes formes de mazurka dansées dans les régions françaises ont en commun cette énergie, ce saut sur le troisième temps, parfois amplifié, parfois doublé d’un claquement de pied sur le sol. Le passage dans les différentes régions de France, s’est fait au cours de la seconde moitié du 19ême siècle, allant de Paris aux grandes villes de province, puis de celles-ci dans les plus petites et les villages.
Le temps des collectes
Les collecteurs ne se sont pas spontanément intéressés aux différentes formes de mazurka qu’ils pouvaient rencontrer. La mazurka n’était pas une danse authentiquement populaire, inventée par le peuple, ou conservée par les traditions orales en marge de la tradition écrite. Elle faisait partie de ces danses et musiques bâtardes, illégitimes, dont la paternité revenait à une tradition savante, copiée et déformée dans le bal populaire. Les collecteurs passèrent donc à côté de la mazurka et ne songèrent pas à l’enregistrer, presque pas à la filmer, même si ils remarquaient que ses formes pouvaient varier d’une région à l’autre, d’un village à l’autre. Ainsi pour les premiers collecteurs, parce qu’elles ne venaient pas de cette « tradition » immémoriale, qui remonte loin dans le temps et permet de retrouver des traces auxquelles l’historien, pris dans le carcan de ses écrits, n’a pas accès, la mazurka comme la polka ou les autres danses en couple étaient plutôt une figure de repoussoir : un exemple de la mauvaise voie dans les aléas de la transmission des formes culturelles. Si les compositeurs de musique savante avaient à leur disposition les outils musicaux qui les rendaient capable lorsqu’ils reprenaient des airs traditionnels, d’en faire des oeuvres à part entière2, la réciproque ne semblait pas pouvoir être vraie ; ainsi lorsque les musiciens et danseurs populaires reprenaient des formes savantes, les adaptant à leur manière de jouer et danser, ils semblaient condamnés à en faire des sortes de caricatures, grossièrement simplifiées, et jouées maladroitement. Reprocher aux premiers collecteurs un manque de clairvoyance, serait injuste, et nous empêcherait de mettre le doigt sur un point essentiel de cette histoire : une forme nouvelle est apparue, non pas malgré sa pauvre origine, mais probablement grâce à elle. Le point de départ est dans cette relative pauvreté de style, d’une forme déchue et dans son rejet par ceux qui détiennent le savoir. L’évolution de la mazurka vaut comme cas d’école, en ce qu’elle montre comment la vie musicale et artistique s’établit dans les lieux délaissés par les tenants du savoir et du goût.
Il faut mettre en évidence le rôle essentiel, pour la genèse des particularités de la vie artistique, d’un temps d’incubation, d’un préalable obscur ou in-analysé. Faire, sans savoir ce que l’on fait, pendant un temps assez long, est une condition de l’émergence des formes particulières d’expression artistique. La particularité a besoin de se protéger des lumières de ceux qui savent, afin d’avoir le temps de développer sa propre manière. Plus longtemps une communauté de personnes pratiqueront sans laisser quiconque décomposer ce qu’ils font et le réduire à des règles, plus leur particularité s’accroîtra et deviendra irréductible à toute tentative d’analyse. Le produit d’une telle analyse sera pauvre, car l’essentiel de ce qui se joue échappe aux règles. Ainsi en va-t-il des mélodies des traditions populaires, une fois analysées et mises en partition, elles font pauvre figure, comparée aux œuvres composées. L’analyse et l’écriture ne sont pas des actions neutres. Elle ont leurs propres limites et définissent leurs valeurs. Une fois importée dans la sphère de l’écriture, une oeuvre non écrite a quelque chose de naïf, qui vient, non d’elle-même, mais de ce que sa notation lui a fait perdre. Il en va ainsi des danses et des musiques traditionnelles, une fois analysées et réalisées, elles ont quelque chose de trop simple et de maladroit, comme celui à qui on fait porter un vêtement qui ne lui convient pas et auquel il n’est pas fait. Un thème musical qui plaît, sans qu’on sache dire pourquoi, lorsqu’il est joué par un musicien intuitif, perdra tout à coup son charme quand il sera arrangé et déchiffré. Les expressions d’inspirations traditionnelles résistent à toute forme d’exportation. Liées à une communauté, à des lieux de vie, elles ne peuvent passer par les voies de communication. Elles sont analogues aux dialectes, plus qu’aux langues.
On a cependant fini par noter quelques formes de mazurka, et ce qu’on a relevé justifiait souvent en partie le peu d’enthousiasme que les premiers collecteurs montrèrent pour cette danse. Comparée aux autres danses, et ce dans chaque région, la mazurka faisait au mieux figure de forme divertissante. Dans les régions du centre France, Berry, Morvan, mais aussi Auvergne, il était clair au premier coup d’oeil que les formes de Bourrées étaient infiniment plus riches et vivantes, que la mazurka. Pour les amateurs de danses élégantes, la valse réalise par sa sobriété, sa fluidité, une perfection que la mazurka semble singer de façon plus ou moins grotesque, mêlant les pas marchés, tournés, des sauts parfois frappés lourdement sur le sol. Il en va de même dans les autres régions. Lorsqu’on danse la mazurka en Bretagne, c’est en manière de jeu. Et même dans le sud-ouest d’où vient la forme de mazurka qui connait à présent tant de succès et de variantes, cette danse pouvait facilement passer inaperçue, comparée aux formes aériennes et complexes des rondeaux et des branles.
Survie des formes de mazurkas traditionnelles

Telle qu’elle a été décrite, la mazurka est, dans toutes les régions, une danse de couple, dansée en position dite moderne, c’est à dire copiée des manières vues dans les salons parisiens, puis dans les grands hôtels des provinces. L’homme et la femme se tiennent face à face, légèrement décalés, de sorte que le cavalier ait la tête de sa cavalière à sa droite. Le bras gauche de l’homme écarté perpendiculairement à son corps, mais non complètement tendu, la main gauche tournée vers le ciel, le bras droit enserrant la danseuse, la paume de la main droite soutenant le dos de la cavalière. La femme pose sa main droite sur la main gauche ouverte de l’homme, et sa main gauche sur l’épaule droite de son cavalier.
Dans tous les cas, également, la mazurka est décrite comme une musique à trois temps, différente de la valse en ce qu’elle comporte des suspensions revenant régulièrement selon des périodes qui peuvent être évaluées comme des cycles de douze mesures, ou, de quatre appuis correspondant aux temps forts de chaque mesure. Certains appuis sont sans suspension, d’autres en ont une. Les suspensions se placent avant un appui, sur le troisième temps de la mesure. Sur certains temps les danseurs effectuent un saut. Lors des appuis sans suspension, les danseurs tournent ou marchent.
Selon les lieux où la mazurka était dansée et jouée, on trouve des schémas très différents. Ainsi dans la seule région du Berryiii, Pierre Panis a collecté trois formes distinctes. Une mazurka de tempo assez enlevé, se danse avec trois pas de mazurka d’un côté, puis trois de l’autre côté, et la seconde partie valsée. Une autre forme nommée « varsovienne », se décompose en trois sauts, puis frappé du talon, la même chose de l’autre côté, puis une seconde partie tournée et sautée. Enfin une troisième forme, dite « casse noisette » reprend deux pas de mazurkas et les enchaînent avec trois pas marchés puis deux coups de talons, puis la même chose en miroir. Quand on change de région les enchaînements varient. Dans le sud-ouest, on dansait une forme alternée de pas de mazurka et de pas valsés :
[ 1 – 2 – suspension / saut ] [ 1 – 2 – 3 ] [ 1 – 2 – suspension / saut ] [ 1 – 2 – 3 ]
cette forme aura une importance particulière puisqu’elle se répandra et deviendra le canon de la mazurka dans les bals. Pour chacune de ces formes, de nombreuses variantes dans les manières de jouer et de danser ont pu être relevées. En fait les danseurs comme les musiciens traditionnels, même lorsqu’il s’agit de danses issues de formes savantes, ont une manière qui leur est propre, comportant pour l’observateur des particularités notables, mais qui sont reconnues par tous les membres d’une communauté comme la façon commune de danser et jouer. Ainsi il n’est pas exagéré de dire qu’il y a autant de manières de danser et jouer qu’il y a de danseurs et musiciens dans ces communautés, bien que toutes ces façons aient une familiarité, qui leur permette à tous de danser et jouer ensemble, et qui défende à tout étranger de participer à la fête, autrement qu’en faisant rire à ses dépens. Les formes schématisées correspondent à une structure repérée par les observateurs, selon la sélection qu’ils ont fait parmi les danseurs qu’ils pouvaient voir. Cependant il n’est pas certain que les membres des communautés auraient immédiatement compris le schéma correspondant à leur manière. Il est très peu probable qu’aucun se soit posé la question de savoir s’il devait compter jusqu’à deux ou jusqu’à trois. Tous ont appris par imitation, musique et danse. Ce faisant ils ont donné à ce qu’ils imitaient leur propre manière de bouger, que ce soit tout leur corps, dans la danse, ou une partie dans le jeu musical.
Le moyen d’apprendre une forme traditionnelle sans la transformer en ce qu’elle n’est pas – l’application d’un décompte – , est de voir, d’entendre, et de se laisser entraîner par quelqu’un qui vous prend par le bras, ou par l’oreille, si vous êtes musicien. Alors les pieds bougent sans trop qu’on sache comment, les doigts font de même, le son de l’instrument étant porté par celui, plus puissant, de celui qui entraîne, alors, peu à peu, on se met à danser ce qui se danse ici, à jouer ce qui se joue ici. Ce qui ne signifie pas qu’on sache comment on le danse, ou comment on le joue. Cela ne signifie pas non plus qu’on le fasse en recopiant celui ou ceux qui nous ont entraînés. On le fait à sa façon, avec les autres, et donc d’une façon compatible avec celle des autres, selon notre corpulence, notre souffle, notre manière d’être. Une telle intégration prend du temps, elle est nécessairement limitée à un ensemble restreint de formes, qui sont les formes jouées et dansées dans le lieu de vie où l’entraînement s’est produit. Ceux qui pratiquent de façon analytique, en décomposant les différents éléments de leur pratique, et enseignent de façon didactique, selon des méthodes pédagogiques optimisées, jugeront cette forme d’intégration peu économique : trop de temps d’apprentissage pour un seul répertoire. C’est que le but qu’ils visent, ce qui, pour eux, fait sens, est la performance en tant que telle. L’intégration, de type oral, ou traditionnel, vise aussi, et d’abord, une pratique communautaire, qui fait partie de la vie de la communauté, parmi beaucoup d’autres pratiques, celle-ci étant vouée aux réjouissances, aux jeux, aux rencontres. La performance n’est donc pas le but, mais le but réalisé peut en prendre l’aspect. Il arrive ainsi que cette transmission de type oral, par imprégnation, donne lieu à des formes spectaculaires, dont la complexité semble défier les limites ordinaires. C’est le cas aujourd’hui des musiciens des Tarafs. Ces ensemble de l’est de l’Europe, ressemblent à nos fanfares, on y pratique la musique par imitation, souvent de père en fils, avec des instruments dont aucun musicien de chez nous ne penserait pouvoir tirer des sons, tellement ils sont fendus et rafistolés. De plus la musique n’est pas l’activité principale de la plupart de ces musiciens qui travaillent aussi la terre ou ont quelque autre activité. Cependant en apprenant par simple imitation, en étant en quelque sorte aspirés par le groupe, en ayant les doigts et la langue qui bougent sans analyse préalable, ces musiciens arrivent à une virtuosité individuelle et collective stupéfiantes. Les mises en places sur des mesures que nous appelons impaires, formées de pulsations brèves et longues, la rapidité des détachés pour les instruments à vent, la vélocité générale et la musicalité de ce qu’ils jouent forcent l’admiration. Les danseurs de nos villages de Bretagne, d’Auvergne, du sud ouest… qui dansaient parfois seulement en quelques occasions chaque année, et qui cependant exécutaient ensemble des figures et de pas complexes, sont tout aussi extraordinaires. Imagine-t-on qu’on pourrait ainsi faire danser ensemble un groupe de citadins? Jouer un groupe issu des écoles de musique ? On en a une expérience dans les bals folk : malgré les nombreux stages suivis par les danseurs, il est évident à tout observateur que l’impression d’une harmonie d’ensemble manque à ces rencontres, tant qu’il n’y a pas un nombre suffisant de danseurs qui soient, en quelque sorte, nés dans le bal, aient grandi en dansant, et en aient fait, ensemble, leurs danses. On ne sait pas, à coups d’efforts pédagogiques et de séances d’entraînement, trouver cet équilibre et parvenir à un mouvement vivant. Pour les musiciens, nous savons produire des virtuoses, au prix d’une sélection qui laisse le plus grand nombre à l’écart, mais nous ne savons plus laisser la place à une musique vivante qui soit l’expression de la communauté toute entière, dont la particularité soit portée, avec une apparente spontanéité, par l’ensemble de ceux qui chantent ou ont un instrument. De la même manière nous savons former quelques danseurs d’exception qui peuvent exprimer leur sensibilité sur une scène, dans un grand éventail de danses. Toutes ces performances remarquables, de ceux qui se produisent, sont au prix de la capacité que tous avaient dans les lieux de vie musicale et dansée traditionnels, de s’approprier un répertoire limité et d’en faire leur manière d’exprimer comment habiter ce lieu, et vivre ensemble. Cette déperdition accompagne la pré-éminence de l’analyse sur l’imitation synthétique. Ce qui s’est joué dans les danses et musiques traditionnelles, et d’une certaine façon, continue de le faire dans les récentes métamorphoses de la mazurka, et du bal folk, est un mixte d’individuation et de socialisation, de jeu et de désirs, de rapprochement et de maintien à distance. Cela est d’autant plus important que c’est ce sens qui s’enfuit de nous, comme d’un vase percé, nous qui n’avons plus de vie traditionnelle. Ce « nous » qui rassemble au moins les personnes occidentales, vivant un accroissement sans précédent des moyens de consommations, est aussi le sujet collectif des enseignements. Nous nous formons à savoir reproduire ce que nous observons, selon des critères évaluables, que nous organisons en une échelle de compétences. Nous pouvons nous donner l’impression de nous élever. Et nous nous élevons en effet. Si vite parfois qu’il ne nous reste plus, arrivés à un sommet qu’à contempler d’en haut le monde alentour, hors de portée, tandis que nous nous trouvons en un lieu aride, désert, et froid. Tous nos progrès nous coupent des autres, et nous incitent à aller voir ailleurs. Car en vérité pourquoi nous sommes-nous donnés tant de mal à acquérir une compétence, une technique, une virtuosité? Était-ce, en art, pour plaire, ou distraire? Toujours les plus doués ont réjoui les autres de leurs prouesses, mais ceux-là étaient encore des membres de la communauté, qui jouaient à leur manière au sein de l’action commune, tandis que s’il n’y a plus de lieu communautaire, plus d’espace pour vivre ensemble, mais seulement des scènes et autour des spectateurs, celui qui fait quelque chose de beau retire pour lui seul le prestige, quand tous, autrefois, étaient portés par ce qu’ils savaient faire.
Dans le monde traditionnel, le moment du plus grand détournement a été celui des spectacles folkloriques. Affublés de costumes et de gestes qui ne sont pas les leurs, sur une scène qu’ils n’habitent pas, musiciens et danseurs se montrent à un public étranger. Rien ne peut être plus éloigné des formes de vie traditionnelle.
La mazurka de Samatan
Parmi les formes traditionnelles relevées, une a cependant connu un destin particulier, et échappé à l’embaumement des pratiques folkloriques, c’est celle du village de Samatan, en Gascogne, non loin de Toulouse. Plusieurs formes de mazurka ont été relevées en Gascogne, mais celle-ci a servi de modèle dans la transmission de la mazurka. Une caractéristique de cette mazurka est qu’elle n’était pas autant sautée que les autres. Plus coulée ou glissée, elle n’avait pas ce côté directement joyeux et bondissant que la mazurka pouvait avoir ailleurs. Sa structure comporte une symétrie. Ce qu’on fait en partant pour les hommes du côté gauche :
[ 1 – 2 – suspension / saut ] [ 1 – 2 – 3 ]
[ gauche – droite – suspension ou saut – gauche – droite – gauche ]
on le refait du côté droit pour la seconde partie du cycle :
[ 1 – 2 – suspension / saut ] [ 1 – 2 – 3 ]
[ droite – gauche – suspension ou saut – droite – gauche – droite ]
De plus le premier [ 1 – 2 – 3 ] est effectué en esquissant un mouvement de rotation vers la gauche pour l’homme, tandis que la suite repart en tournant dans l’autre sens.
Les collectages des différentes formes de mazurka se sont achevés dans le courant des années 1970. À partir de ce moment certaines de ces formes ont été transmises, dans une moindre mesure que pour les danses qui relevaient plus directement d’une source très ancienne et de type oral, mais sans être totalement négligées. Les mazurkas firent alors partie des danses pratiquées dans les bals. Dans le temps d’une génération, vingt cinq ans, la forme repérée dans le village de Samatan, s’imposa comme la référence, un peu partout en France, et même en Europe, à tel point que cette forme spécifique est aujourd’hui appelée, par les Italiens, « mazurka francese ». On la danse aussi bien en Angleterre, qu’en Allemagne, au Portugal et en Espagne, et jusque dans les Pays Baltes. Dans le même temps cette forme tirée de la pratique traditionnelle d’un village gascon, schématisée, et enseignée, a suscité des variantes, tant dans la manière de jouer la musique que de danser, tant et si bien que la mazurka est devenue un emblème des danses françaises à l’étranger, et une figure de proue des danses des bals traditionnels.
Cette brève histoire comporte deux aspects, essentiels l’un et l’autre, d’une part cette rapide expansion, dont nous pouvons reconstituer les épisodes parce que les lieux de transmission et les personnes qui ont joué un rôle important sont assez bien connus; d’autre part la naissance de multiples variantes, qui rendent à la mazurka une diversité que chacun est invité à se ré-approprier à sa convenance et selon la personne avec qui il danse.
Fonctions de la mazurka dans le bal
Le lieu originaire de la transmission de la mazurka de Samatan est le Conservatoire Occitan, à Toulouse, qui était alors dirigé par Pierre Corbefin. Institution unique en son genre, le Conservatoire Occitan a rassemblé de nombreuses énergies et contribué à diffuser les danses et musiques traditionnelles de cette région. Dans les stages donnés par Pierre Corbefin, entre les branles et les rondeaux, la mazurka du sud-ouest a répondu à une demande des danseurs. Un peu partout la mazurka partageait avec d’autres danses hybrides, composées plus ou moins habilement de quelques pas de ceci, quelques pas de cela, une fonction divertissante, que les musiciens pouvaient insérer dans leur programme pour apporter une note un peu étrangère. Si j’essaie d’imaginer ce que la mazurka a pu représenter pour les villages dans lesquels elle était dansée, il me semble vraisemblable qu’elle a été reçue comme une de ces danses qui venaient de loin, des salons de la haute société, de Pologne, ou pour reprendre le mot d’Alfred Jarry, de « nulle part »… Cette danse moderne, qui permettait aux plus jeunes de se rapprocher aux yeux de tous, devaient faire sourire. Ce que j’ai pu en voir dans les Fest-Noz des années 70, dans lesquels elle pouvait apparaître une fois, jamais plus, au cours d’une soirée, avait un aspect caricatural, qui tranchait avec le relatif sérieux des comportements dans les danses en chaînes. J’ai l’impression que cette danse venue de l’étranger, via la capitale, donnait à voir à la communauté les bizarreries des autres, des étrangers, ainsi que le comique du rapprochement des couples. La fonction de la mazurka pourrait avoir été de représenter la part grotesque, la monstruosité composite des « autres », de ceux des territoires d’à côté ou d’ailleurs, et de ces autres de l’intérieur formés par les relations privées, dont l’intimité échappe au regard de la communauté. La danse met en scène la composition de deux extrêmes qui toujours menacent d’envahir la communauté et de rompre son équilibre. Aussi repliée qu’elle puisse être sur elle-même, une communauté a besoin d’exogamie, c’est à dire qu’elle a besoin du couple : étranger – désir. Dans le bal elle lui donne droit de cité. Tous regardent et tous en rient. Une danse face à face, faite de bric et de broc, voilà la « bête à deux dos » de Rabelais, voilà le « rire inextinguible » évoqué par Hésiode. La danse de couple a pour fonction de montrer ce qui d’ordinaire se cache, ce à quoi la communauté n’a pas trouvé d’autre place publique, ce qui sans cette occasion resterait réellement et dangereusement invisible. La mazurka n’inaugure pas cette fonction, elle la reprend. Ainsi en Italie du Sud, non loin de Naples, des danses de couple se pratiquaient bien avant l’apparition de la mazurka, et se pratiquent encore de façon traditionnelle, c’est à dire en remplissant cette même fonction sociale : montrer ce qui d’ordinaire ne se voit pas. La tamuriata se danse en couple, même si le couple ne se touche pas, entouré du cercle de la communauté. Les hommes peuvent danser ensemble, il semble que cela soit la manière la plus ancienne. Aujourd’hui les femmes dansent également ensemble, et naturellement la plupart des couples sont mixtes. Certains bals sont placés sous le signe de la Mère de Dieu, parfois ils se déroulent sur le parvis de l’église, interrompus par une procession. L’étranger, invité à cette fête, qui est aussi une cérémonie, sera surpris de constater que parmi les danseurs ayant un rôle important dans le déroulement de la nuit, se trouvent des danseurs « efféminés » (c’est le terme par lequel ils sont présentés au nouveau venu). D’autre part les autres hommes, présentés comme « importants » sont les musiciens, et plus précisément les chanteurs qui ont et transmettent la mémoire des chants. Certaines femmes jouent aussi un rôle important, sans qu’il soit facile à un observateur extérieur de comprendre comment tout cela s’équilibre. Là encore il est raisonnable de supposer que dans des régions très influencées par l’église catholique, les préjugés à l’encontre des homosexuels ont une certaine force, et qu’ils seraient simplement exclus si une place centrale ne leur était réservée dans le bal communautaire. Selon la même hypothèse que celle avancée à propos de la mazurka, l’explication consiste à attribuer aux danses de couples une fonction de représentation de ce qui d’ordinaire se cache.
Dans un autre registre, toujours dans le sud de l’Italie, mais de l’autre côté de la botte, on trouve une « pizzica » qui mime le combat au couteau, et la vendetta. Encore une manière de montrer ce qui se cache, et ce dont on ne doit pas parler. Ainsi tous savent, mais personne n’en parle. Ne pas formuler, c’est ne pas se faire de représentation, et c’est donc ne pas juger, ne pas condamner, mais ne pas non plus reconnaître, ni autoriser ; c’est pourquoi les danses ne sont pas des représentations, même lorsqu’un cercle est fait autour des danseurs.
Durant une vingtaine d’années, à partir de 1970, l’image de la mazurka s’est transformée grâce à l’enseignement de Pierre Corbefin, et pour répondre aux demandes des danseurs. Il s’est produit alors une conjonction entre un mécanisme collectif et une initiative individuelle. Le mécanisme collectif s’est opéré avec le développement des danses de couple. Au fur et à mesure que la proportion des danses de couple dans un bal a augmenté, on a désiré des danses plus sensuelles, qui ne soient pas seulement divertissantes, et aussi des danses qui permettent d’improviser librement. À Samatan, Pierre Corbefin avait vu une danse plus coulée, que les autres formes connues de mazurka, un peu mystérieuse, avec une esquisse de mouvement dans un sens qui tout à coup tournait vivement dans l’autre sens, comme si les danseurs hésitaient. Pierre Corbefin rapporte qu’il était lui-même dans l’hésitation en observant les danseurs de ce village. Les pas n’étaient pas si compliqués, mais aucun danseur ne les faisait exactement de la même façon, et le schéma de la danse semblait échapper au collecteur. Sans aucun doute la mazurka s’était dansée dans cet endroit depuis assez longtemps, sans contamination, pour qu’une manière particulière se soit développée. C’était devenu une forme particulière, intuitive, communautaire, sans mot pour la décrire, qui était la propriété de tous, le signe de l’appartenance au groupe. Les danseurs interrogés par Pierre Corbefin, répondaient que les villages voisins « ne savaient pas danser ». Cette danse avait donc perdu tout aspect importé, pour devenir l’expression de la communauté. Ce faisant elle n’avait que peu à voir avec les autres formes de mazurka, qui un peu partout gardaient ce côté de bizarreries venues d’ailleurs.
Telle qu’elle est aujourd’hui dansée, la mazurka dite de Samatan a été caricaturée en quart de tour à gauche, du point de vue de l’homme, puis tour complet à droite. Pierre Corbefin ne danse pas ainsi, il a pu cependant donner la main à cette transformation en simplifiant le mouvement qu’il cherchait à réduire à un modèle. Puis cette simplification a été amplifiée par ceux qui à leur tour la montrait à d’autres. Cette dérive un peu mécanique n’a pas empêché l’apparition d’autres formes plus subtiles et de nombreuses variations. Le point essentiel est que, cette fonction de la mazurka : jouer et rejouer sans cesse le jeu de l’hésitation, n’a pas été perçue d’emblée, au moins pas par ceux qui la découvrait dans les stages. La mazurka a ainsi rempli une fonction jusqu’alors vacante.
Le temps des métamorphoses

Dans le courant des années 1980 puis 1990, certains musiciens, soit pour répondre aux demandes des danseurs, soit parce qu’ils sentaient le même besoin, se sont mis à jouer les mazurkas en prenant des tempos moins rapides, afin de favoriser une manière plus coulée, mieux adaptée à la danse transmise par Pierre Corbefin et ses élêves. Impossible de citer tous ceux qui ont participé à ce mouvement. En France, Marc Perrone, en Italie, Ricardo Tesi, au Royaume Uni, le groupe Blowzabella… illustrent ce renouveau.
Le rôle des festivals dans l’évolution des danses et musiques traditionnelles a été déterminant. Des musiciens et danseurs de plusieurs régions de France ou d’Europe se réunissent pendant quelques jours dans un lieu où se succèdent ateliers d’initiation et de perfectionnement, démonstrations et bals. On dénombre dans ces rencontre souvent autant d’intervenants que de public proprement dit ; au sein de ce « public » se trouvent un bon nombre de passionnés qui, de retour chez eux, essaieront à leur tour de transmettre ce qu’ils ont pratiqué, alimentant leurs propres ateliers de ce qu’ils auront découvert dans les différents festivals. Inévitablement il y a une évolution des contenus pratiqués et transmis, lorsqu’une forme passe de quelqu’un qui la vit depuis des années, à quelqu’un qui l’a découverte sur un temps limité, et qui à son tour peut être amené à la faire passer à quelqu’un qui n’aura jamais été en contact direct avec la forme en question. Ainsi les festivals ont une influence rapide, avec les inconvénients propres à cette rapidité de transmission. Ils sont cause qu’un peu partout en Europe on retrouve dans les bals les mêmes thèmes, les mêmes danses. De chaque répertoire, quelques thèmes privilégiés sont retenus, sans doute les premiers qui ont été enseignés par les maîtres, et ces morceaux choisis réunis forment un « bal folk », dans un lieu qui n’est pas celui habité par les danseurs. Là encore il semble que, comme dans le folklore, on ait utilisé les formes traditionnelles, pour les pervertir totalement, en les déplaçant de leur enclaves pour les jeter sur les plus rapides voies de communication.
Les tenants de la tradition méprisent ces formes nouvelles de rencontres, qu’ils estiment inauthentiques. Cependant ces gardiens de la tradition se trouvent eux aussi pris en défaut lorsqu’il s’agit de transmission. Ce qu’ils enseignent est sans doute plus suivi, plus précis et scrupuleux. Mais leur enseignement n’est pas « traditionnel », il est tout le contraire de cela. C’est une transmission éminemment savante, de type universitaire, ce qui correspond d’ailleurs bien à leurs ambitions, puisque la recherche des « formes traditionnelles » a pour but de réintégrer dans l’écriture ce qui y échappait, de dépasser l’histoire en allant chercher ce que l’historien ignore, de faire une archéo-anthropologie. La différence qu’il y a entre les enseignements issus des collectages et recherches sur les traditions, et les enseignements dispensés dans les festivals, est une différence du plus au moins : plus d’analyse, plus de rigueur, plus de détails, plus de fidélité… Mais le point commun entre ces enseignements est qu’ils tournent le dos à la manière traditionnelle de transmettre, en adoptant une démarche savante ou analytique.
Renaissance d’une transmission de type oral
C’est pourtant au sein des festivals et des rencontres, en marge des enseignements officiels, que renaît une transmission de type oral. Cette transmission se fait dans la pratique joyeuse de la danse ou de la musique. D’être là à regarder les autres danser, puis d’être pris dans la danse par quelques danseurs qui choisissent d’adopter ou d’intégrer le nouveau venu à leur communauté, suffit à l’introduire dans la danse et par moment, à faire éprouver au nouveau venu les émotions de la danse. Pendant longtemps le nouveau venu va s’initier, c’est à dire qu’il saura de mieux en mieux suivre les autres, ou l’autre si c’est une danse de couple, mais sans être capable de savoir ce qu’il fait, ou plutôt ce qui se fait avec lui. Quelque fois une indication de pas, de sursaut pourra l’aider, mais le plus souvent il se contente d’être porté. Par moment il ne parvient plus à suivre, il est comme revenu en lui-même, et ne sait plus rien, alors on l’abandonne pour un moment. Puis on l’invite à nouveau, on l’entraîne, parce qu’on a décidé qu’il était de la communauté. Il fait partie de telle ou telle famille, au sein d’une communauté presque invisible, sans village fixe, nomade.
Il en va de même en musique. En marge des ateliers qui proposent une démarche didactique, qui, de fait, tourne le dos à la manière traditionnelle de transmettre les musiques, il existe des opportunités pour un musicien de s’intégrer et d’apprendre par mimétisme. Celui que les autres acceptent à jouer avec eux, est aspiré par la musique du groupe. Un des moyens les plus efficaces consiste à jouer d’un instrument d’accompagnement afin de partager la musique, d’en intégrer les accents, les carrures… Celui qui lance les thèmes ne s’arrête pas de jouer pour faire reprendre un passage difficile à ceux qui ne le maîtrisent pas, il ne ralentit pas non plus pour aider ceux qui débutent, il continue son cycle abandonnant celui qui décroche, et le reprenant au prochain début de cycle. Il arrive rarement de ne se retrouver qu’à deux, dans la relation maître et élève, le plus souvent on est nombreux et les interruptions de celui qui s’initie passent totalement inaperçues. Comme le danseur, longtemps le musicien saura suivre sans savoir lancer les thèmes, ni les porter jusqu’au bout.
Danseurs et musiciens ayant été initiés de façon réellement orale se remarquent en ce qu’ils ont tous un style qui leur est propre, et qui cependant semble faire corps avec les autres. C’est qu’ils ont appris de façon synthétique, c’est à dire sans partir d’une décomposition des mouvements. De cette façon on acquiert une particularité qui est compatible avec celle des autres, mais qui est en maints détails différente des autres. Si on est musicien on peut tout à fait jouer avec les autres, pourvus qu’ils aient le même fond commun, mais on ne jouera jamais exactement comme les autres. Les unissons ne seront jamais des unissons, mais tramés les uns avec les autres ils formeront une unité qui pourra porter la danse et susciter des émotions. L’explication réside dans le fait même de l’apprentissage. Le musicien a appris à jouer en écoutant l’autre ou les autres jouer, et non en s’écoutant lui-même, ou en déchiffrant une partition. Concrètement il arrive fréquemment que le musicien débutant joue sans même s’entendre, parce qu’il ne sait pas encore comment faire sonner son instrument. Mais il joue, et la limite de son jeu consiste dans la gêne qu’il occasionne à ses oreilles, ou à celles des autres. Il joue, et s’interrompt s’il n’est plus dedans, c’est à dire intégré à la communauté des joueurs. Progressivement, il intègre des formules, des accentuations. Lorsqu’il se perd et doit encore s’arrêter, il reprend au cycle suivant. Ce faisant il développe son écoute des autres, et acquiert ses propres gestes. Son premier but est : ne pas, par son jeu, gêner son écoute. Il peut vouloir reproduire ce qu’il entend des autres – la plupart des musiciens traditionnels sont ainsi « routiniers » – ; il peut aussi vouloir varier ce qu’il entend, le compléter, y ajouter des réponses ; dans tous les cas, se tromper, c’est toujours ressentir qu’on n’est plus avec les autres.
La première étape pour le musicien consiste à bouger de telle manière qu’il ne fasse pas de mauvaises interférences avec la musique du groupe. Ainsi décrite il est clair que la transmission des formes musicales est analogue à celle des formes de danses. Le danseur débutant ne pense lui aussi qu’à ne pas perturber l’élan que les autres lui donnent, et ses pieds suivent comme ils peuvent, sans que sa tête ne se pose trop de question à savoir s’il faut ceci ou cela. Puis le musicien voudra faire entendre sa propre voix dans l’ensemble. On lui en donnera l’occasion par des moments solistes, ou lui-même trouvera ce moyen en inventant des contrechants. Parfois de simples notes tenues suffisent à faire ressortir le son de l’instrument. Rien de plus facile à réaliser pourvu qu’on soit non seulement à l’écoute, mais exactement dans le son de l’ensemble. Certains musiciens choisiront de multiplier les ornementations, les improvisations, d’autres n’en éprouveront pas l’envie. Dans tous les cas on est musicien de type oral en étant porté par le son, par ce qui est joué ensemble. La notion de fausse note n’a tout simplement pas de sens dans cette perspective. Mais ce qui a un sens pour le musicien c’est le fait de sentir qu’il peut jouer avec les autres ou pas, ce qu’il ne traduira pas en disant qu’il partage, ou non, avec eux, le même type de rapport au son, aux impulsions, ou au phrasé, mais plus simplement qu’il les connait, qu’ils jouent la même musique. Ces pratiques, et les sensibilités qui les accompagnent, avaient presque totalement disparu, pour être remplacées par des apprentissages analytiques. Elles retrouvaient une nouvelle vie dans les festivals. Des musiciens intégraient un répertoire par mimétisme ou par immersion. Certains laissaient courir leurs doigts, à la recherche de quelque chose qui sonne à leurs oreilles, puis ils le mémorisaient et le ramenaient chez eux pour le jouer selon leur souvenir. Des musiciens, comme Stéphane Dellicq, accordéoniste, pouvaient faire danser toute la nuit, bien au-delà des heures officielles des bals, et ce sans rien jouer de ce qui était étiqueté comme du répertoire traditionnel. Inventant sa musique, dédiée exclusivement aux danses de couple, jouant tard dans la nuit jusqu’au petit matin, il a contribué à renouveler les manières de danser d’une part importante des danseurs européens.
Du côté des danseurs des transformations ont été initiées, dans les années 90, notamment par Nicolas Raynaud et Béatrice Lalanne. Présentée par eux deux, la mazurka devenait un moment d’équilibre, d’envol et de rencontre entre deux personnes. Nicolas Raynaud donnait en particulier une dimension psychologique et spirituelle à cette rencontre dansée. La danse a pour lui la fonction de guérir les séquelles des séparations auxquelles l’individu contemporain est soumis depuis son enfance. Loin de rebuter le public des danseurs, ses tentatives de formuler une fonction de la danse, attiraient une foule de plus en plus nombreuse. Si bien qu’en 2002, lors d’un atelier particulièrement fréquenté, Sabine Jaucot et Gérard Godon, qui s’étaient installés sur un parquet libre, se sont retrouvés bientôt entourés de danseurs qui voulaient apprendre et ne le pouvaient faute de place. On a vu ce jour deux ateliers de « mazurka nouvelle » se dérouler en même temps, tous les deux pleins à craquer. Et dans les mois qui suivirent les ateliers se poursuivirent ici et là. Sabine Jaucot s’est mise à parler du « danseur intérieur » qu’il fallait éveiller avant de danser réellement. Gérard Godon insistait sur le « senti », la communication dans le couple de danseurs, les possibilités de variantes, quelque fois à peine visibles, d’autres fois plus spectaculaires. Dans le même temps, au Royaume Uni, Jessica Abrahams infléchissait la mazurka vers le tango, Koen Dhondt, en Belgique, proposait des codes pour aider les danseurs à développer des variantes. Tous conservaient la base de la mazurka de Samatan, mais chacun y allait de sa variante, de son interprétation. L’important restait ce qui se passait durant la nuit, hors des temps de cours, dans la vie dansée et jouée. C’est là que les formes se dessinaient. Mais il n’est pas indifférent dans ce mouvement que ceux qui, progressivement, vont s’imposer dans le rôle d’enseignants, soient pour la plupart sortis de la nuit, et non d’une école. Ce qu’il y a de vivant dans ce moment de développement et de transmission de quelques formes de danses et de musiques, vient de témoignages de première main de ce qui se produisait régulièrement au sein d’une communauté élective.
En une trentaine d’années la « mazurka de Samatan » est devenue un modèle qui s’est répandu dans toute l’Europe et a donné lieu à de nombreuses variantes. Son histoire illustre la réussite d’une rencontre entre un homme témoin d’une histoire, passionné et charismatique, Pierre Corbefin, et une communauté, celle des danseurs et musiciens qui se retrouvent dans ces lieux particuliers que sont les festivals, et qui diffusent à leur tour ce qu’ils ont pratiqué.
Comment peut-ont tirer parti de cette histoire? Comment mettre en place les conditions d’une rencontre réussie entre un savoir recueilli, analysé, et une pratique qui demande pour devenir l’affaire de tous, un long temps d’incubation et de développement intuitif ?

Inventer de nouvelles enclaves
Les formes traditionnelles ont été retrouvées dans les lieux que contournaient les voies de communication. Ces lieux de vie musicale, ces lieux de danse, et de langage, ont été épargné par les modes qui, comme des vagues sur la plage, effacent tout sur leur passage.
On n’a pas compris une forme vivante, on n’a pas déchiffré le signe d’une identité, simplement en nommant une enclave, cependant il semble qu’il y ait là une condition suffisante à l’émergence d’une forme particulière s’incarnant par exemple dans une danse. Est-ce à dire qu’il suffira de chercher un lieu isolé et de reproduire exactement ce qu’on a observé, pour aspirer les formes traditionnelles dans le giron de la culture universelle? Non, car ce qu’on ramène alors n’est qu’une momie, sans vie, sans entrailles et bourrées de nos aromates stabilisants : schémas, décomptes, analyses…
Dans une transmission de type traditionnel, personne ne danse en reproduisant un schéma analysé, personne donc ne danse exactement comme les autres, pas plus que les musiciens ne jouent de la même façon les uns et les autres. Il ne semble cependant pas que la différence soit forcément recherchée, reconnue ou valorisée. Au contraire le discours sur les traditions, y compris prononcé par ceux qui la vivent, insiste sur l’unité de ce qui est « chez nous », ce qui est « comme nous ». Dès lors qu’on se situe sur le terrain de la tradition, on met en avant les délimitations, comme pour décourager toute regard inquisiteur, toute tentative d’observation. L’autre, le visiteur, l’analyste, sont tenus à distance, on peut leur faire cadeau de beaucoup de choses, leur montrer, leur parler, mais on ne peut pas les intégrer. Si l’observateur est isolé, s’il n’annonce pas l’irruption d’un autre groupe sur le territoire, s’il n’est pas une menace pour l’équilibre du groupe, et s’il est présenté par un des membres de la communauté, alors, peut-être, entamera-t-on une lente procédure d’adoption, c’est à dire qu’il jouera le rôle de l’étranger de la communauté. Mais tant que cela n’est pas fait, tant qu’une distribution des rôles dans le groupe n’aura pas eu lieu, on ne pourra pas danser ou jouer avec l’étranger. On rit de ses essais. S’il manifeste des talents remarquables et est capable de performances, cela provoquera davantage de gêne, cachée par le rire, car la performance étrangère ne rejoint pas ce qui se joue dans ce lieu, mais le menace. C’est faire violence aux danseurs, violence aux musiciens, que de leur demander de prendre avec eux un autre, venant d’un autre lieu, un intrus, en quelque sorte, non qu’il y ait à proprement parler compétition mais plutôt incompatibilité locale.
Bien qu’ils réalisent souvent de véritables performances, les danseurs et musiciens traditionnels, ne sont pas enfermés dans la pyramide des performances. De leur point de vue, ce que font la plupart d’entre eux « va de soi ». Comme labourer, pour le laboureur, ou tailler la pierre pour le tailleur de pierre. Ainsi l’étranger est facilement supposé mauvais, simplement parce qu’il n’y a pas de passage qui lui permette de rejoindre les membres de la communauté là où ils sont. Pas de cursus, pas de Parnasse qu’il faille gravir. Mais un lieu de vie, dans lequel on vit effectivement, ou pas.
Confrontés à des manières de jouer étrangères, les musiciens traditionnels éprouvent une gêne, comme si ils ne pouvaient pas jouer. Pour eux, comme pour les danseurs, l’alternative est : facile ou impossible. Il semble n’y avoir pas de milieu, pas de passage, on est d’ici ou on n’est pas d’ici. Dès lors qu’on est intégré, chacun peut bouger à sa manière, et même de façon nettement différente des autres, sans que cela ne dérange personne. Lorsque des musiciens sont chez eux, ils ont l’impression d’être tout à fait libres. Ils sont assurés que cela sonnera toujours. Dès lors qu’ils ne sont plus chez eux, entre eux, en famille ou comme on voudra le dire, quelque chose de mystérieux, car la plupart du temps on ne trouve rien de précis à quoi imputer la responsabilité de la brouille, fait que plus rien ne sonne comme cela devrait. Et comment cela devrait-il sonner? « comme ça », dira-t-on en jouant, sans autre explication. Ceci vaut pour la musique, la danse, le parler, et toute forme coutumière.
La raison pour laquelle une relation communautaire fonctionne, ou ne fonctionne pas, est indicible. Tout se passe comme si il ne fallait pas que cela soit dit. C’est que « dire », c’est se faire des représentations, et qu’une des fonctions essentielles des formes traditionnelles, ou orales, au sein de la communauté, est de montrer sans dire, de montrer pour qu’il n’y ait pas à en parler : désirs, amours, manières d’être ensemble, formes de vies.
Pour éluder toute question sur le « comment ? », on se réfugie derrière le rempart de l’explication locale. Mais rien n’empêche de connaître cette raison, pourvu qu’on n’en parle pas ouvertement, ni même de façon détournée. Cette raison touche à l’équilibre du groupe, à la répartition des fonctions. Cela ne fonctionne jamais, ou presque, avec un nouveau venu, car il n’a pas sa place, il empiète inévitablement sur le rôle de tel ou tel autre. Non que dans un orchestre on ne puisse être un instrument de plus, mais parce qu’il s’agit de savoir comment cet instrument se place par rapport aux autres. très concrètement il s’agit de savoir qui le musicien entend pendant qu’il joue, dans quelle autre sonorité il va se fondre, et comment sa présence va jouer avec l’équilibre de l’ensemble. Tant que le musicien écoute et reproduit selon sa propre représentation, sa propre pulsation, il perturbe les autres ; s’il se glisse dans les autres sonorités, alors il peut, « comme nous » s’intégrer musicalement. Mais même alors il continue d’être une cause de perturbation, car en ajoutant une personne dans un groupe, comme d’ailleurs en en retirant une, on redistribue les rôles, et l’on force les personnages à changer. Or ces changements sont toujours causes d’instabilités. Les relations peuvent s’inverser ou rester presque identiques, il ne semble pas qu’il y ait de règle. Sinon celle-ci que tous les groupes, sans exception, répugnent à redistribuer les rôles. Une communauté se forme une fois stabilisée cette répartition. A chaque changement elle est menacée. Tout a l’air de fonctionner comme avant, mais rapidement les relations se dégradent, et la communauté doit se réunir pour consolider les nouveaux équilibres. Si la nouvelle répartition est acceptée par tous, la vie peut continuer, chacun a retrouvé sa place, sa fonction, plus ou moins différente de ce qu’il avait auparavant. S’il n’y a pas d’accord, la communauté doit exclure celui ou ceux qui causent le désordre.

Nommer sans qualifier
Toute tentative d’introduire des médiations, des analyses, des explications, a un effet transformateur. On ne peut formuler la répartition, l’équilibre des rôles, sans les modifier. C’est pourquoi les membres de la communauté lorsqu’ils se réunissent à propos d’un problème qui menace leur équilibre communautaire, parlent immanquablement d’autre chose que de ce qui est en question. La raison analytique se révolte contre ce non dit, comme elle refuse d’accepter le repliement sur soi qui fait qu’une communauté rejette les nouveaux , comme la plupart des nouveautés. Mais cette même raison ignore la particularité, et ne connait que ce qui se joue entre singularité et universalité. L’expérience enseigne qu’il y a des manières d’être, de se mouvoir, de parler, de chanter, de jouer… qui se forment à l’intérieur de lieux délimités, à partir desquelles toute notre pensée, toutes nos compétences se développent, mais qui restent en-deçà de nos capacités de formulations. L’observateur qui voudrait s’installer, observer, reproduire, et s’efforcer de parler du dedans, depuis cette économie de mouvements, de relations et de vie qu’il a touchée, remplace un acquis implicite par des connaissances explicites, il introduit ce dont précisément la communauté ne voulait pas entendre parler, il introduit des mots. Il transpose dans le lieu du langage, régi par ses propres règles, ce qui existait et contribuait à former un lieu de vie.
Pourquoi faut-il nécessairement que l’accord communautaire soit tacite? Il semble pourtant que rien ne soit plus normal que de s’identifier à son rôle dans la communauté. On est : le boulanger, le musicien… Oui, mais le sens varie. Être ceci dans telle communauté, n’est pas la même chose que dans telle autre communauté. On peut très facilement avouer qu’on est violoniste. Mais ce que cela signifie d’être violoniste dans telle formation, ou dans telle autre, cela on ne peut le dire. Pas même à soi. Nul ne sait ce qu’il apporte à l’ensemble dont il fait partie. La partie ne peut comprendre le tout. Pour comprendre il faut s’abstraire, se séparer et, en quelque façon, cesser de faire partie de ce qu’on observe. La communauté est une des formes du mystère.
Les rôles dépendent les uns des autres, ils sont tous mouvants. Comme un rôle dépend de plusieurs et est plus ou moins en lien avec tous les autres, les mouvements qui en résultent pourraient être modélisés à l’aide de boules en apesanteur, ayant des inerties différentes, reliées à toutes les autres boules, par d’invisibles élastiques, eux-mêmes d’élasticités différentes. Dans cet ensemble, chaque boule essaie de faire valoir ses propres intentions en estimant son impact sur les autres et leur réactions, mais les interactions sont tellement complexes qu’il est impossible à aucune de faire des prévisions. Du point de vue de chacune des boules, c’est une suite de surprises, de rapprochements interrompus, d’oscillations, d’enroulements, de déclenchements et de relative immobilité. Cependant on ne dira pas non plus qu’il y ait une incohérence, car l’ensemble semble se réguler, les mouvements s’harmonisent, un équilibre dynamique s’instaure. Ceux qui pratiquent les salles de bal on expérimenté ce type d’expérience. Les couples de danseurs, pourvus qu’ils soient portés par la musique, peuvent se frôler sans se gêner. Il se dégage alors de l’ensemble du bal une impression générale d’harmonie. Dès lors que certains danseurs ne sont plus dans le mouvement général, donné par les musiciens, s’ils tentent d’imposer leur propre énergie, leurs figures, ou quoi que ce soit de délibéré, l’harmonie de l’ensemble disparaît et les heurts entre couples de danseurs se multiplient. Lorsqu’on met des mots, des représentations, lorsqu’on formule des intentions sur les relations communautaires, on les transforme, on modifie la structure de l’ensemble et l’équilibre de la communauté, on permet aux représentations d’influer sur les relations, et en un moment l’équilibre général se perd.
Fragile particularité
Une manière particulière de jouer et de danser ne résiste pas à l’analyse. Dès lors qu’on met des mots sur des gestes, et qu’on les divise, on ne peut plus les faire comme avant. Le langage quantifie les manières d’être, c’est à dire qu’il transpose du continu au discontinu. Dans l’expérience du bal, ce passage du continu au discontinu s’éprouve de manière très concrète. Le continu c’est le glissement, le passage en douceur, l’harmonisation de l’ensemble des couples dans un mouvement sans heurt; le discontinu c’est le dysfonctionnement général, l’agglutination, les mouvements interrompus…
Il n’y a pas que le temps vécu pour avoir été modifié par l’invention des calendriers et des horloges, ce sont toutes les expériences vécues qui sont transformées par l’analyse. Dès lors qu’on mesure, quoi que ce soit de vécu : les pas, les sons… on ne danse, ni ne joue plus, à notre façon particulière, mais selon une mesure. C’est alors que surviennent les heurts.
Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas parce que les individus feraient tous pareil, que la communauté fonctionnerait de façon harmonieuse, au contraire, dans une communauté stable les individus ont chacun une manière particulière de se comporter et de vivre ensemble. C’est lorsque les individus n’ont pas leur manière particulière, de bouger, de jouer, de vivre, que l’harmonie de l’ensemble est perdue. Si deux musiciens ont à jouer la même partition, il leur faut une grande maîtrise de leur instrument, et du langage musical de la partition, pour que cela sonne. Et encore, le niveau technique de chacun ne suffit pas, il leur faut préparer la rencontre musicale, par un travail de répétitions, de choix de chaque interprétation. Mais si deux musiciens ayant le même lieu de vie musicale, jouent chacun à sa manière, le répertoire commun, cela sonne de soi-même, sans qu’ils sachent comment, sans qu’ils aient à préparer leur rencontre musicale, mais surtout : sans qu’ils s’en fassent aucune représentation. Il en va de même pour les danseurs, ceux qui dansent sans réflexion, sans distance avec leur partenaire et avec la musique, formeront des couples qui s’harmoniseront, non seulement entre eux, en tant que couple de danse, mais aussi avec les autres couples, sans qu’ils aient besoin de regarder à droite ou à gauche.
Puis-je dire qu’ils sentiront la présence des autres couples, et que leur corps réagira en fonction de cette sensation ? C’est déjà trop « dire ». Et parler d’autre chose que ce qui arrive au sein de la communauté. Le danseur porté par la musique, avec son ou sa partenaire, ne dirait pas qu’il sent les autres, et les évite ; il dirait plutôt qu’il ne les heurte pas, comme le musicien dirait qu’il est « dedans ». Et cela fonctionne parce que, les autres couples faisant de même, c’est l’ensemble qui sans être à l’écoute, entend, sans regarder, voit. Ceci n’arrive que lorsque chacun danse, ou joue, sans analyser. La voix régulatrice intérieure doit se taire, pour que joue l’équilibre communautaire. Dans ces moments le danseur, n’étant plus guidé par ses intentions, danse tel qu’il est, selon sa physiologie, ses habitudes, les stimuli extérieurs : le partenaire, la musique, la présence des autres. Il ne fait sans doute rien d’extraordinaire, mais rien non plus qui soit la copie d’un modèle. Il danse à sa manière, selon sa propre particularité. Cependant dès qu’il reprend les commandes, dès que son esprit s’abstrait et redevient le guide du corps, cette particularité s’estompe.
La particularité requiert une enclave pour survivre à l’agression de l’analyse et de la mise en forme. Ceci a une portée individuelle qui concerne chacun d’entre nous. Pour autant que nous voulions développer une particularité nous devons nous protéger des savoirs, des méthodes. C’est à dire nous opposer à leur prétention à se diffuser partout, y compris nos propres savoirs, les figures que nous maîtrisons, nos prouesses techniques ; nous devons au moins nous opposer à ce que ces savoirs occupent la totalité de notre expérience. Notre particularité ne mérite-t-elle pas, pour se développer, au moins autant de temps de pratique que ce que nous consacrons à multiplier nos compétences?9 Si quelqu’un progresse en suivant un enseignement analytique, il ne pourra qu’en fin d’apprentissage développer dans ce domaine ses propres gestes. Il peut apprendre à reproduire des gestes de plus en plus complexes, associés à l’expression de sentiments ou d’intentions de plus en plus fines. En complément des analyses, l’exemple que le maître propose de ses propres interprétations, donne à l’étudiant des incitations à élaborer sa propre parole. Mais les difficultés techniques à résoudre, rejettent le moment de l’interprétation personnelle au terme d’une longue réappropriation. Ainsi ce qui oppose l’enseignement analytique et la transmission synthétique, est d’abord la longueur du chemin à parcourir. Celui qui apprend au sein d’une communauté, sans analyse, par imprégnation et entraînement, parcourt le chemin le plus court qui mêne au lieu de l’expression de lui-même et de son lien à sa communauté. En contrepartie ce qu’il maîtrise se limite à un répertoire. Son style est clairement le sien, mais n’est pas autrement valorisé. Et lui-même ne songera pas à pousser plus loin. Pourquoi voudrait-il apprendre de nouvelles musiques ou de nouvelles danses? Ce qu’il sait lui suffit à habiter les lieux de fête. Il sent de plus que l’augmentation du répertoire augmenterait aussi la difficulté de la réappropriation qui cesserait alors d’être la propriété de tous. Ceux qui suivent un enseignement analytique, acquièrent les éléments d’un nombre pratiquement illimité de danses ou de musiques. Mais parce que leur chemin est à la fois très long et ardu, le plus grand nombre n’en suit qu’une partie, de telle sorte que très peu arrivent au point où ils parviennent à être capables de maîtriser les éléments qu’ils ont acquis pour en faire leur langage. L’enseignement analytique peut à juste titre se prévaloir d’une plus grande ouverture, mais il dessine de degré en degré une pyramide. Beaucoup s’y lancent, et très peu arrivent à un lieu qu’ils puissent durablement habiter.
Si tous, dans une communauté de type traditionnel, savent danser, chanter, et peuvent, selon les besoins, apprendre à jouer, il n’en est pas de même dans un enseignement analytique, pour lequel il est requis de résoudre d’abord un grand nombre de difficultés, devenir plus rapide, plus endurant pour tenir la distance d’un apprentissage intensif et de longue durée. Pour la danse classique il faut encore ajouter une sélection strictement physique, qui vient rejeter tous ceux qui ne correspondent pas au canon corporel défini.
Il serait, apparemment, souhaitable d’imaginer une complémentarité entre les deux aspects, l’un concernant toute la communauté, l’autre uniquement une petite partie qui se spécialiserait. Cela ne va pas sans difficultés. La particularité est menacée à chaque intrusion d’une personne analysante qui vient demander comment il faut faire, et qui, obligeant à décomposer, incite aussi à quantifier. Une particularité requiert une longue habitude avant d’être inscrite dans une personnalité, et pouvoir résister à une description analytique. Il vient un temps où une personne a si bien intégré une série de gestes, qu’elle peut en parler, les observer dans un miroir, sans que ces analyses influent immédiatement sur sa manière d’agir. Mais il lui faut en quelque sorte se dédoubler, n’être pas la même quand elle explique et quand elle joue ou danse. L’expérience montre que très rapidement l’influence de l’analyse empêche le jeu ou la danse. Celui qui explique joue ou danse de moins en moins. Lui aussi est aspiré dans autre chose, dans la décomposition, les questions…
La complémentarité a cependant existé, c’est elle qui a permis, notamment, l’émergence des nouvelles formes de mazurka, ce fût une complémentarité locale.

Enclaves mouvantes
Après que les nouveaux moyens de communication aient aboli les limites de la quasi totalité des enclaves, danses et musiques d’inspirations traditionnelles se développent aujourd’hui dans de nouvelles formes de « lieu de vie », nomades, à la fois inspirées par les modes de vie traditionnels, et rendues possible par les facilités de transport. Danseurs et musiciens deviennent membre d’une communauté éclatée, qui se retrouve régulièrement, quitte à faire de longs déplacements. Ils se connaissent comme on se connait dans un village. Plusieurs fois au cours de l’année, danses et musiques réunissent toute ou partie de la communauté dans une fête à laquelle tous les membres présents participent. L’émergence de ces nouveaux lieux protégés, mais mouvants, amène de nombreuses transformations dans les pratiques et dans leur transmission.
Pas plus qu’on ne peut faire l’économie du séjour dans un lieu protégé, coupé du reste du monde, dans lequel la communauté trouve son équilibre et ses particularités, on ne peut éviter le voyage vers ce lieu, quand on n’y habite pas. Le déplacement opère une coupure qui permet de séparer la vie ici, et la vie là-bas. Comme le faisaient les nomades, on amène avec soi les éléments qui imprimeront le lieu choisi, peu importe lequel, aux signes de la communauté. En délimitant l’espace et en le particularisant, on crée les conditions de possibilité d’une répartition communautaire des rôles. Mais au sein de cet espace circonscrit, où nul ne peut entrer s’il n’est identifié comme participant, un phénomène particulier se produit. Parce que la durée de la rencontre est relativement brève, on joue et danse sans arrêt. Les journées sont consacrées à l’apprentissage didactique, les nuits sont animées jusqu’au matin. Ceux qui se lèvent le matin pour suivre les ateliers se couchent inévitablement à un moment ou à un autre de la nuit. Restent ceux qui ne participent pas aux ateliers. La complémentarité se fait dans le lieu grâce à la vie sans coupure qui s’y déroule. Or une partie des animateurs en danse et en musique se retrouvent parmi les nocturnes. Après quelques jours et nuits, la fatigue empêche tout contrôle de l’esprit analysant. Si le jour ces animateurs parlent de ce qu’ils font, la nuit ils le font sans discours, sans formulation explicite ou implicite. De nouvelles manière de danser apparaissent spontanément. Elles sont le produit de toute l’expérience accumulée, y compris éventuellement en cours, de façon analysée, mais elles ont une particularité qui correspond à ceux qui dansent, à ce qu’ils sont, qui leur permet de vaincre la fatigue et de trouver une nouvelle énergie.
Quand le soleil se lève, on peut sentir la vitalité qui passe en chacun, et en tous. Les mêmes qui se seraient naturellement endormis passé une certaine heure, sont éveillés et bien éveillés, portés par leurs gestes, animés par leur manière d’être. Et c’est à cause de cette pratique nocturne que ce qui est montré le jour échappe en partie à la sphère didactique. Les animateurs eux-mêmes sont alors incités à transmettre une expérience, qui échappe aux comptes, aux décomptes.
Du point de vue musical le phénomène est tout aussi remarquable. Les musiciens à qui, en fin de nuit, on demande telle ou telle danse, peuvent se lancer dans des sortes d’improvisations qui, de leur point de vue, ne mériteraient même pas le nom d’improvisations, puisqu’après avoir tant joué ils ne savent se rappeler d’autres thèmes et, plutôt que de répéter ce qu’ils ont déjà joué, se contentent, sur deux ou trois accords, d’égrener des notes avec le rythme propre de la danse. Leur mélodie s’accroche aux pieds des danseurs. Eux aussi sont dominés par la fatigue, qui empêche leur esprit de gouverner. S’ils sont, cependant, assez conscients de ce qui se passe, ils auront la prudence d’enclencher leur petit enregistreur. Car c’est dans ces moments là qu’apparaissent des thèmes de toutes sortes. Certains portent la marque du musicien. Ils se rattachent à sa façon de jouer du moment. D’autres sont plus étranges, en ce qu’ils sont à la fois faciles à jouer, à danser, et à chanter, mais ne ressemblent pas à l’univers du musicien qui les joue. Ces thèmes ont des propriétés tout à fait remarquables. Si on les retient on pourra les faire jouer aux autres, par simple mimétisme. Des contre chants s’imposeront dès les premières exécutions. Ils seront jouables dans n’importe quelle formation, changeant de couleur selon les instruments. A cause de leur extrême simplicité, ils dérouteront les musiciens, y compris celui qui l’aura inventé. On se demandera comment cela peut plaire. Et l’on s’étonnera que cela puisse sonner, même à plusieurs, sans aucun travail de mise en place. Les musiciens qui jouent dans ces conditions, sur une longue durée et jusqu’au matin, connaissent des expériences de ce type, mais la plupart d’entre eux portent sur cette expérience un jugement négatif. Ils estiment avoir « fait n’importe quoi ». Et de fait ils ont laissé leurs doigts courir. Ils ont simplifié leur jeu, en réduisant les variations harmoniques. Et comme ils n’avaient plus aucune citation à placer, plus aucun morceau appris à restituer, plus la force d’innover, ils ont laissé leur esprit flotter.
Certaines musiques qui se jouent dans ces conditions ne sont d’aucun musicien, mais d’une région qui est celle que le musicien habite. Ils est des régions géographiques, d’autres culturelles. Le blues en est une. Celui qui sera joué en fin de nuit sera en tout cas différent de toute composition, il n’aura rien qui soit difficile, rien que n’importe qui d’autre aurait pu jouer, et pourtant rien qui soit exactement pareil à ce qui a été déjà entendu. Il est traditionnel, comme l’est la mazurka, et toute autre danse, jouée et dansée sans réflexion. Le musicien retrouve alors, dans cette demi-inconscience, des musiques qui ne sont pas son œuvre, mais qui sont pourtant à lui, des musiques qui sont celles du lieu où vit sa musique, du lieu qu’il habite.
Dans ces enclaves mouvantes que sont les lieux de festivals et de stages, une pratique intuitive se développe la nuit et se transmet le jour dans des ateliers.
L’évolution de la mazurka s’est jouée dans ces lieux particuliers, où se rencontrent les membres d’une communauté de danseurs et de musiciens. D’abord expérimentée dans les heures tardives de la nuit, elle a été transmise de façon didactique au cours d’ateliers. Si nous gardons en mémoire l’image des lumières du savoir discursif, nous dirons par opposition que l’expérience de la nuit est un moment privilégié, incontournable et fondateur. C’est par cette longue expérience d’une pratique non analysée, que se mettent en place les équilibres dynamiques entre les personnes, par lesquels tout un groupe va se retrouver dans une expression musicale ou dansée. Mais pour transmettre une forme, née de l’aube, il suffit d’un seul à avoir passé la nuit. Celui qui est monté sur un « navire sans voile ni gouvernail », et qui a rejoint les lieux magiques où les gestes font sens, où les pratiques sont vivantes, celui-là peut transmettre une expérience de type « traditionnelle » ou « orale ». Au-delà de la forme qu’il transmet, il donne le goût de cette aventure, qui se concrétisera plus tard, selon le développement de chacun de ceux à qui il a enseigné. Il y a donc un double effet de boules de neige. D’une part ce qui a été appris rapidement au cours d’ateliers, pourra être repris dans d’autres lieux, de façon forcément schématique. D’autre part ce qui a été transmis ne se limite pas à des figures, mais, précisément parce qu’il est apparu dans des moments limites, sans surveillance de la raison, porte en lui le désir de ce type d’expérience au cours de laquelle le danseur, le musicien, font mieux que ce qu’ils pensaient pouvoir faire, se sentent davantage en équilibre, plus centrés qu’ils ne le pensaient auparavant. La forme musicale ou dansée devient alors l’expression d’une vie communautaire. Elle n’est pas sans beauté, même si elle n’a pas les caractères esthétiques des recherches savantes. Elle n’est pas non plus sans complexité, même si elle obéit à une économie de gestes.
Deux formes de transmissions coexistent aujourd’hui, qui semblaient jusqu’à présent incompatibles. Certains apprennent danses et musiques en suivant des cours, de façon analytique, en décomposant chaque difficulté selon une progression définie par un enseignant. D’autres apprennent par simple imitation, sans passer par une phase explicative, entraînés par d’autres déjà expérimentés, auxquels ils sont liés par une relation d’amitié. Tous se retrouvent sur les parquets des bals. Comme tout nouveau lieu de vie, celui-ci commence par brouiller les cartes.
Des formes d’inspiration traditionnelle
Ceux qui aujourd’hui se réclament de la tradition, l’enseignent de façon « savante », c’est à dire non-traditionnelle, tandis que ceux qui s’immergent dans la musique ou la danse, comme cela était autrefois dans les villages, sans apprentissage didactique, par imitation et entraînement, ceux-là semblent faire quelque chose d’autre, chercher de nouvelles formes et s’éloigner des modèles collectés.
Quel sens faut-il donner au mot traditionnel? S’agit-il d’un contenu? Non. La plupart des contenus relevés dans les traditions sont aujourd’hui joués de façon savante, c’est à dire, littéralement, en sachant ce que l’on fait, comment on le fait, d’où vient ce qu’on fait, et en ayant analysé les gestes qui permettent de réaliser ce contenu.
Traditionnel ou plus justement désormais : « d’inspiration traditionnelle », signifie que ce qu’on pratique ne résulte pas d’une analyse, mais s’acquiert, au sein d’une communauté, par imitation et participation. Certaines des formes qui sont ainsi produites, peuvent avoir l’air nouvelles – on parle alors de « néo-traditionnel » –, d’autres peuvent sembler être les reflets de ce qui s’est toujours fait, dans tous les cas elles sont « traditionnelles » en ce qu’elles vivent au sein de la communauté dans laquelle elles apparaissent.
Ce qu’on fait sans le déterminer, par une décomposition analytique et une recomposition savante, est l’expression d’une manière de vivre ensemble, telle qu’elle se joue ici et maintenant. Pour autant que danseurs et musiciens ne thématisent pas ce qu’ils font, leur jeu met en formes ce qu’ils sont, ils jouent leur propre existence, y compris ce que la communauté ne veut pas connaître, ou dont elle ne veut pas parler, ni l’accepter parmi ses règles, mais ils le jouent, pourtant, aux yeux de tous, de façon harmonieuse. Les formes d’inspiration traditionnelle apparaissent comme un rêve, images sans paroles, sans réflexion dans le miroir social du discours, sans distance propre à la représentation, ce pourquoi il semble presque hors du temps, comme une parenthèse.
Comment devient-on danseur? Invité par quelqu’un qui nous a pris dans la communauté des danseurs, sans savoir exactement ce qu’on fait, plus entraîné que conscient, mais pourtant avec l’impression d’évoluer librement, on tourne, tourne, et comme par miracle on ne tombe ni ne heurte personne, et cela dure, et cela ne semble pas devoir s’arrêter… jusqu’à ce qu’une autre musique amène une autre danse.
Comment devient-on musicien? Entraîné par d’autres, les doigts comme doués d’une vie propre, trouvent les positions ou semblent se jouer des difficultés, porté par une mélodie… On ne devient pas musicien en apprenant un répertoire, on le devient en participant à une rencontre musicale qui nous fait aller mieux que nous ne pensions le pouvoir.
Pour autant qu’ils continuent à jouer et à danser dans cet esprit, sans recourir ou le moins possible à l’analyse, le musicien et le danseur vont se former un répertoire limité, ce qui n’exclue pas qu’ils puissent, à la marge, ajouter, de temps à autre, une nouvelle danse, ou un nouveau thème, mais globalement cela forme un répertoire qu’ils jouent à leur manière, que ce soit en le renouvelant et en le variant, si il est dans leur nature d’être en recherche de renouvellement, ou en le reproduisant fidèlement, de façon routinière, s’il est dans leur nature d’inscrire des habitudes. Le renouvellement ou la reproduction fidèle sont des aspects secondaires, qui dépendent de la personnalité de tel ou tel danseur, ou de tel ou tel musicien, et non du processus traditionnel en lui-même.
On considère à tort que le mimétisme est la compétence traditionnelle par excellence, ainsi le musicien traditionnel serait celui qui serait capable de reproduire une mélodie à la première écoute. C’est une des manières d’être un musicien traditionnel, et il est vrai que certain sont capables de reproduire ce qu’ils entendent, sans le décomposer, comme certains danseurs sont capables de reproduire ce qu’ils voient, sans presque aucune hésitation.
Il existe aussi des musiciens qui trouvent d’emblée le contrechant, l’accompagnement sans passer par la mémorisation des thèmes. Pour les autres, ceux qui n’ont pas ce type de pratique, il semble incroyable qu’on puisse accompagner quelque chose sans le connaître, ceux-là veulent au moins avoir une basse chiffrée, une grille harmonique. De telles aides permettent de devenir savant dans l’art de l’accompagnement, mais elles se situent dans un autre registre, non-traditionnel. Celui qui entre dans une mélodie traditionnelle pour la jouer ou pour en donner un accompagnement, ne lit rien, ni ne pense, il lui suffit de bouger les doigts pour que cela chante, car il est en quelque façon chez lui. Il lui suffit de respirer. Il en va de même pour le danseur, qui retrouve dans les danses les gestes et coutumes de sa communauté. Tous ont en commun un certain nombre de mélodies et de gestes qu’ils leur semble n’avoir jamais apprises, et qui sont les bases de leur langage musical et dansé.
Celui qui n’habite pas dans un lieu où préexiste un ensemble de formes traditionnelles, peut cependant développer des pratiques d’inspiration traditionnelle, en se laissant emporter par les autres et par lui-même. S’il laisse ses doigts courir sur l’instrument, et les sons le capter, au service de la danse, en ressentant les impulsions de la danse, peu à peu des thèmes se dégageront, qui seront sa « composition » s’il veut les nommer ainsi, puisque effectivement ce sera bien lui qui les aura formées, mais plus probablement, ce seront des retours de formes perdues, des formes qu’il faut appeler « traditionnelles », car elles émergent d’une pratique au sein d’une communauté, et reflètent une des manières de vivre dans cette communauté.
L’élément « traditionnel » est-il observable?
Les formes collectées ont valeur de témoignage sur la richesse des expressions de type traditionnel. Mais dès lors qu’on enregistre et analyse les formes de vie, on les fige, et les transpose dans l’ordre du récit. Les formes traditionnelles se perdent plus sûrement en étant filmées, enregistrées, décryptées et reproduites, qu’en étant simplement oubliées, faute de musiciens et de danseurs. Oubliées, elles peuvent ressurgir, sous les doigts des musiciens qui jouent intuitivement pour les danseurs, ou sous les pieds des danseurs qui se laissent porter par les musiques. Alors qu’enregistrées, elles sont vouées à être imitées et changées en folklore. On ne peut se situer plus loin de la tradition, qu’en proposant un spectacle de reconstitution, un concert, ou, dans un autre registre, un cours sur les formes traditionnelles. Les formes traditionnelles se vivent sans spectateurs, sans auditeurs, sans enseignants ni enseignés, sans observateur. Elles sont, et ont toujours été, sans œil et sans oreille extérieurs. Ce qui ne signifie pas que les communautés traditionnelles n’aient pas été capable de reconnaître ceux d’entre elles qui étaient les plus virtuoses, mais que l’essentiel n’était précisément pas là, dans la technique qui engendre la démonstration, mais tout à l’opposé dans le fait que pour savoir jouer ou danser il n’y avait qu’une condition – sine qua non – : être d’ici, faire partie de cette communauté.
En musique, aucune partition n’est capable de rendre justice à la manière des musiciens traditionnels, d’une part, parce que les mélodies sont davantage des gestes que des inventions imaginées, d’autre part, parce que même lorsqu’on identifie un même thème, il n’y a pas deux musiciens pour le jouer de la même manière, même s’ils parviennent facilement à jouer ensemble. Il en va de même avec les danseurs.
Le danseur, le musicien, qui veulent aujourd’hui, comme hier, pratiquer leur art dans l’esprit traditionnel, doivent non seulement danser et jouer avec ceux de la communauté, entraîner les débutants, sans être rebuté par leurs maladresses, mais aussi savoir jouer et danser avec les autres, sans exclure des moments de performances, qui peuvent faire partie du jeu et du plaisir, mais toujours sur le même terrain que les autres, et avec eux.
Pour le musicien, cela signifie qu’il joue en écoutant les autres plus que lui-même, qu’il est dans le son des autres musiciens, et que dans le même temps, s’il joue pour la danse, il est aussi dans le mouvement des danseurs, il n’est pas un métronome qui donne de l’extérieur un tempo rigide, il n’est pas un spécialiste qui en impose par sa maîtrise, il est dans les pas des danseurs et joue avec eux autant que pour eux, et ce qu’il joue paraît assez simple à tous pour qu’ils aient envie de chanter avec lui ou de jouer.
Pour le danseur il est avec les autres, porté par le mouvement des autres danseurs comme par les impulsions de la musique. Les pas, il les imite plus ou moins à sa façon, mais l’essentiel pour lui est d’être dans le mouvement général. Son écoute est participative, c’est à dire qu’il entend la musique, il est porté par elle, mais lui aussi la porte, la relance, la fait vivre.
Il y a une différence radicale entre l’impression qu’une même personne peut retirer au moment du bal, et après-coup en ré-écoutant l’enregistrement. Cette différence existe aussi dans le concert, si l’auditeur est amené par le musicien et par le contexte, l’architecture, les résonances, à perdre sa distance réflexive, et s’il se met à entendre, porté par la musique; alors le musicien qui reçoit quelque chose en retour, peut jouer avec cet équilibre et trouver des inflexions nouvelles. Mais dans le bal cette différence va au-delà encore, à cause du mouvement qui favorise de plus grands écarts de conduite de la musique. Ainsi les formes traditionnelles peuvent être observées, ou enregistrées, mais elles sont alors métamorphosées en autre chose, elles basculent dans le domaine des formes analysées, et sont récupérées par les savants. Encore cette remarque doit-elle être appliquée au danseur et au musicien lui-même. A chaque fois que le musicien analyse ce qu’il joue, il s’écarte de l’espace traditionnel, il part ailleurs. Dès que le danseur décompose ses mouvements, il s’engage dans une autre voie.
Que la vie des formes traditionnelles soit à la rigueur inobservable, n’est pas si étonnant. Il semble que de façon très universelle, tout ce qui échappe à la perception soit perturbé par l’observateur, de telle sorte que en observant on transforme, déforme, ou détruit. Or l’élément proprement traditionnel est quasi imperceptible. Qui peut dire en écoutant un musicien : celui-ci joue authentiquement à la façon traditionnelle? Il y a bien un certain style, une manière… mais ceci aussi est imitable par des voies analytiques. On peut imaginer entendre des mélodies jouées par des ordinateurs et qui , pourtant, auront l’air d’être traditionnelles, comme elles peuvent avoir l’air de sonner dans un style « swing » en appliquant certains scripts de quantifications. Mais on peut surtout entendre des musiciens formés analytiquement à reproduire des modèles figés, et à leur imprimer une certaine vie, de la même manière qu’un interprète donne vie à une partition classique. Ceux-là ne jouent définitivement pas de façon traditionnelle, ils pratiquent une musique savante inspirée par des thèmes de la tradition. Il faut comprendre dans cette catégorie tous ceux qui appliquent à des thèmes déchiffrés ou repiqués, des grilles harmoniques standards, substituant à des changements d’accords très simples, des règles tirées d’autres formes musicales, comme le blues ou le jazz.
La manière traditionnelle ne décompose pas mélodie d’un côté et harmonie de l’autre, cela vient ensemble, au bout d’un certain temps de pratique. Elle est si difficile à observer parce qu’elle ne se produit pas dans un moment de recherche, mais dans une vie quotidienne. Pour être un musicien de type traditionnel il suffit de vivre avec sa musique, comme on vit dans sa maison, à côté de ses voisins, dans un lieu déterminé. Au jour le jour, les formes se développent, à côté d’autres formes, elles trouvent une place qui est la leur, et la garde jusqu’à ce que son sens se perde, c’est à dire jusqu’au moment où elle est trop déplacée par l’observation, par les commentaires. On se met à en parler, puis on la montre du doigt, puis on finira par la pousser. Dès qu’on passe dans le domaine savant, plus rien ne dure, il faut du neuf, ne serait-ce qu’une interprétation nouvelle. Plus rien ne suffit, car plus rien n’est à sa place. Observer c’est déplacer. C’est aussi introduire un germe d’autre chose, qui pourra amener à la vie une nouvelle forme. Cette forme à son tour pourra devenir l’expression de la communauté si elle est pratiquée longtemps de façon intuitive. C’est ce qui arrive à la mazurka. Et de façon si remarquable, un partout en Europe, que, cette danse et les musiques qui l’animent, sont devenues le symbole d’une métamorphose des pratiques traditionnelles.
La multiplication des métamorphoses de la mazurka, et leur intégration dans l’espace communautaire, ont été permises par l’alternance des pratiques nocturnes et diurnes. Parce que la nuit, après la disparition des sonorisations, entre trois heures et l’aube, musiciens et danseurs pratiquent en toute liberté, sans réflexion, de façon de plus en plus intuitive et intériorisée, lorsque vient le jour, ces mêmes danseurs qui prennent la parole pour expliquer les danses au cours de leurs ateliers, transmettent autre chose que des pas ou des figures. L’énergie qui les anime, capable de repousser la fatigue, donne à tous cet espoir de voir le soleil se lever. Mais dans le même temps, parce qu’ils se retrouvent en situation d’atelier, à devoir analyser et transmettre, ils font évoluer leur propre représentation et vont amener de nouvelles variantes, là où ils avaient, eux, expérimentés des variations sans mots. La plupart de ces variantes risquent d’être pratiquées de façon très mécaniques par ceux qui auront suivi l’atelier, parce qu’elles auront été expliquées c’est à dire figées, quantifiées, jusqu’à ce qu’à leur tour ils se laissent entraîner par la longue pratique nocturne, et qu’à leur tour ils délaissent ce qu’ils ont appris pour trouver la manière simple qu’ils ont de danser comme ils sont. La pratique intensive des temps de festival a permis d’instaurer cette dynamique féconde entre un fonctionnement intuitif, de type traditionnel, et une transmission analytique, de type savant. Grâce à elle on voit une danse et ses musiques évoluer sans devenir élitiste, rassembler toute une communauté sans être exclusive ni figée.
« En attendant le point du jour »
Mais ne font-ils pas comme nous, en attendant, en espérant,
Ne font-ils pas comme nous, en attendant le point du jour.

Au point du jour est le rendez-vous de la communauté. Ceux qui ont passé la nuit se retrouvent ensemble. Où qu’on soit, quelles que soient les musiques et les danses, qu’on soit triste ou joyeux, ce qu’on fait est une manière d’habiter un lieu de vie. Ce qui est joué n’appartient pas au musicien, pas plus que ce qui est dansé n’est la propriété des danseurs. Il n’y a rien qu’on puisse vouloir prendre.
Dans un premier temps j’ai cru que la mazurka de Samatan avait simplement été déformée par les danseurs du bal folk, comme beaucoup d’autres danses. Regardant Pierre Corbefin danser, j’avais observé qu’il ne faisait pas de façon si marquée le « quart de tour à gauche » dont parlait les autres enseignants. Je me disais donc que l’enseignement favorisait une schématisation, et que, passant d’un enseignant à l’autre, le message se déformait. Mais cette remarque ne me permettait pas du tout de comprendre comment la mazurka s’était, non pas « déformée », mais « métamorphosée » en diverses formes, ici et là, avec, peut-être des excès, peut-être des ratées, mais surtout des réussites merveilleuses, à voir et à sentir, à partager entre musiciens et danseurs. C’est qu’en marge de la transmission analytique, qui lance la machine des transformations, par le jeu des formulations, des interprétations, autre chose se déroulait, dans la danse, au cours des nuits, sur les mêmes parquets où, le jour, les stages s’enchaînaient, avec, quelque fois, les mêmes personnes, mais, le plus souvent, avec d’autres. Et c’est là, durant les nuits de danses et de musiques, sans autre intention que la pratique musicale et dansée, que les variantes, les manières de danser, les manières de jouer, s’inventaient, se tirant les unes des autres. C’est là qu’à côté des couples qui se formaient, ou se séparaient, se formaient aussi, et se transformaient, les danses de couple. Non que nul ait voulu, dans ces moments là, inventer des formes nouvelles, mais parce que plusieurs, ensemble, vivaient et partageaient des expériences de danses et de musiques.
Tant qu’on observe, de l’extérieur, on se focalise sur certains traits, dont on imagine qu’ils forment une structure. De là on prétend reconstituer une expérience. L’analyse s’empare de ce qui a été dit, le décortique, en tire des indications, des règles… et s’enfonce un peu plus avant dans l’ordre du récit et de ses représentations.
On évoque la légèreté, le maintien, la reconstruction du corps, la surrection, l’équilibre du couple… On cherche des méthodes, des moyens de progresser. On est dans la pédagogie, dans la progression, l’errance, et non dans un lieu de vie.
Récemment j’ai parlé avec une danseuse qui avait eu l’occasion de danser avec la plupart de ceux qui ont participé aux métamorphoses de la mazurka. Elle n’attachait pas beaucoup d’importance au fait qu’il y ait un quart de tour ou simplement une hésitation, une prise d’élan. – « Pierre Corbefin, lui, danse en l’air. La plupart des autres danseurs, dansent avec la terre. »v Aussi énigmatique que semble cette distinction, elle vient d’une expérience, d’une manière de danser, et de ressentir ce qui se produit alors. Comme toute remarque cherchant à formuler ce qui est vécu, elle n’est pas applicable comme une recette, ni comme une méthode.
Ceux qui partagent une expérience intuitive, lorsqu’ils en parlent, ne disent rien qui puisse servir à reproduire ce qu’ils vivent. Mais leurs mots suscitent le désir de se lancer, « sans voile ni gouvernail », dans ce courant. Ils avivent le goût pour ces manières de vivre ensemble.
