La communauté des musiciens et danseurs folk partage, depuis les années 1970, certaines manières de jouer et de danser. Les communautés traditionnelles forgeaient un répertoire local : les bourrées dans le Centre France, les Sauts ou les Branles dans le Sud-Ouest, les Gavottes, les Plinn, en Bretagne… La communauté formée autour des bals folk, et des rencontres dans les festivals, a commencé par reprendre aux uns et aux autres des mélodies et des danses, puis, à force de pratiquer, certaines formes ont commencé à se particulariser.
Les formes régionales, ainsi intégrées au bal folk, ont, au moins dans un premier temps, perdu une part de leur originalité, tandis que les formes non traditionnelles, comme les danses de couples, mazurka, scottish, valses… évoluaient en se diversifiant. C’est que les formes traditionnelles, telles qu’elles avaient été collectées, puis enseignées par les collecteurs, étaient des formes achevées, le résultat d’un processus de formation locale, qui aurait sans doute continué d’évoluer si la communauté avait continué de les pratiquer sans regard ni analyse extérieurs, mais qui, en tant que telles, déterminées par ceux qui les avaient enregistrées, témoignaient d’un certain équilibre, d’une certaine perfection, dont la reproduction ne pouvait qu’être approximative, renvoyant sans cesse à l’observation de l’original, considéré comme un texte à interpréter. Le survol des formes, l’apprentissage rapide, entraînait inévitablement une simplification, des approximations, et la perte de la particularité de chacune.
À l’inverse, les formes non traditionnelles étaient ouvertes, totalement en devenir, sans particularité intéressante, à l’exception de celles qui avaient connu une évolution d’inspiration traditionnelle, en ayant été particularisées par une communauté, comme ce fut le cas pour la mazurka de Saint Matan. Ces danses et musiques ont alors pu être, peu à peu, formées par une pratique régulière d’une même communauté, qui, même si elle se répartissait un peu partout en Europe, se retrouvait dans les bals, comme on se retrouvait sur la place du village, durant l’année, à diverses occasions.
En tant que musicien, et contrairement à beaucoup d’autres, je n’ai jamais tenté de m’approprier un répertoire régional, et me suis focalisé sur une pratique d’inspiration traditionnelle, la plus intuitive possible, les yeux rivés sur les pieds des danseurs ; j’ai été amené à pratiquer et faire évoluer les formes qui me semblaient les plus ouvertes, sans crainte de les dénaturer. J’étais, et reste, persuadé que les manières de jouer et de danser les danses de couples dans le bal folk, avaient commencé par être caricaturales, sautillantes et plutôt laides, même si certains des revivalistes tentaient de m’en expliquer le caractère joyeusement naïf. Il n’y avait donc, selon ce point de vue, à peu près rien à perdre, et tout à gagner, à transformer mazurkas, scottish ou polkas…
À l’inverse, il me semblait dommage de jouer et danser approximativement des formes traditionnelles, ou même de le faire de façon analytique, dans une démarche pseudo-savante, l’œil rivé sur une partition ou l’oreille à l’écoute d’un enregistrement. J’ai donc été amené, non seulement à privilégier dans mes pratiques, les formes ouvertes, mais aussi à estimer que ce n’était pas seulement affaire de goût, mais d’authenticité. M’étant retrouvé, en grande partie par le hasard des rencontres, à jouer pour les danseurs des bals folks, et n’ayant, depuis l’enfance, été baigné dans aucune forme régionale particulière, il ne me restait qu’à jouer et danser encore et encore les quelques formes en attente de développements.
Je pouvais abstraitement me dire que toute forme peut être développée, et être prise dans un courant de métamorphoses, mais, pour les formes traditionnelles, je ne voyais pas trop comment faire.
À l’inverse, je pouvais imaginer en entendant une scottish ou une mazurka, qu’autre chose était possible, qu’il y avait là un germe, qui ne demandait qu’à se développer et à se métamorphoser. Pour la mazurka, cela m’est devenu possible grâce aux paroles et aux gestes de Pierre Corbefin, puis de plusieurs autres danseurs.
S’agissant de gavottes, ou de bourrées, ou des autres formes traditionnelles, je ne voyais pas comment je pourrais les faire évoluer, de façon positive, ni même, de la façon la plus concrète pour un musicien : je ne parvenais pas à entendre quelque chose d’autre que leur mélodie ou une éventuelle seconde voix, j’étais dans l’incapacité d’improviser à l’oreille, en me laissant porter par ces mélodies. J’en suis donc venu à séparer, d’un côté, les formes que je pouvais transformer, et, dans le meilleur des cas, enrichir ou particulariser, et, de l’autre côté, celles qui étaient déjà particularisées et que je préférais ne pas toucher, ni retoucher.
Jusqu’à ce que le jeu et la danse m’apportent une nouvelle surprise, avec une danse dite « Gavotte de l’Aven ».
Progressivement, autour des années 2000, un phénomène nouveau est apparu dans le bal folk : une forme traditionnelle du sud du Finistère, la Suite de l’Aven, du nom du fleuve côtier, a donné naissance à une danse et des musiques qu’on nomme « Gavottes de l’Aven », bien qu’elles soient assez éloignées de la Suite dont elles ont été tirées.
Inspirée par une forme traditionnelle, la Gavotte de l’Aven est une création des bals folk, au même titre que la mazurka, la scottish ou les valses asymétriques.
Il suffit de la danser, ou de la jouer quand on est musicien, dans un bal, pour ressentir une harmonie qui est le signe d’une personnalisation.
Contrairement à une forme traditionnelle reprise approximativement, dont l’à peu près engendre du bruit et des mouvements désordonnés, une forme issue d’un processus d’inspiration, se manifeste d’abord par un équilibre dynamique, qui lui permet tout à la fois de parvenir par moment à une relative perfection, et d’évoluer dans des directions différentes, selon les pratiques de la communauté des danseurs et des musiciens.
La Gavotte de l’Aven a été introduite dans les bals folk de la même manière que les An Dro, les Kasabar’h, ou les Ronds… , en étant simplifiée et en perdant les particularités de son style, jouée et dansée par des personnes qui la découvraient ou l’avaient ramenées d’un fest-noz. Mais, contrairement aux formes simplement importées, la Gavotte de l’Aven a été adoptée par les danseurs et les musiciens, parce qu’elle répondait à une attente des danseurs.
Entre les danses collectives et les danses de couples, la Gavotte de l’Aven propose un intermédiaire.
L’impression particulière causée par cette danse, vient de ce que ses petites chaînes de quatre danseurs, échappent à la fois à la fermeture symbolique de la danse de couple, les deux danseurs reformant pour le temps de la danse l’androgyne de la fable de Platon, et à la l’intégration communautaire des cercles ou des grandes chaînes. La Gavotte de l’Aven n’est pas non plus dans la dynamique des mixers.
Les chaînes de quatre sont indépendantes, et pourtant elles trouvent facilement un fonctionnement collectif, qui les fait se succéder comme des vagues.
Sans susciter de nombreuses variantes, les petites chaînes permettent aux danseurs de faire un tour sur eux-mêmes, simplement en se faisant signe, ce qui est facile à quatre.
La Gavotte de l’Aven assume une fonction laissée vacante dans le bal folk, entre les danses collectives et les danses de couple, entre les formes traditionnelles et les formes en perpétuelle évolution.
La Gavotte de l’Aven est exemplaire du fonctionnement des évolutions d’inspirations traditionnelles.
Personne n’a eu l’idée de cette forme, contrairement à certaines formes asymétriques ou hybrides qui ont été inventées par des danseurs ou par des musiciens.
Le succès de cette danse vient de ce qu’elle réalise un désir des danseurs, mais un désir diffus, qui se comprend maintenant que cette forme est apparue, même si il se faisait forcément sentir auparavant.
Combien de danseurs ont déjà exprimé l’insatisfaction qu’il y a à rester au bord de la piste de danse, et pourtant, le désir de ne pas danser que des danses collectives, ou des mixers, toujours dans l’énergie ?
De là à imaginer une forme qui permette de danser, même sans choisir ou être choisi pour une relation de couple, et dans la douceur, il y a un pas que nul, à ma connaissance, n’avait fait, car ce n’est que rétrospectivement que je m’aperçois de la fonction assumée par cette danse, qui a d’abord, comme les autres, été amenée pour augmenter le répertoire, et le faire varier.
La Gavotte de l’Aven est une forme d’inspiration traditionnelle, une forme qui émerge d’une pratique intuitive, en répondant à une attente de la communauté des danseurs, et des musiciens qui jouent pour les danseurs.